L’art pour l’adulte

Démocratiser [ par l’action de l’État ] n’est pas seulement mettre l’art à la portée de tous, c’est mettre tous à la portée de l’art : l’État gère encore la consommation de l’art, en assurant une fonction d’éducation, éducation des artistes, bien sûr, dans toutes les Écoles qui enseignent la pratique d’un art (en respectant toutefois la spécialisation : fort peu d’interdisciplinarité !), mais aussi éducation du public, des enfants dans les écoles, surtout secondaires, des adultes… où, au juste ? 

Mikel Dufrenne, Art et politique, Éditions 10/18, 1974, p. 138

Comment et où se poursuit donc la formation artistique intellectuelle et pratique des adultes ? Pratique : seulement par des cours du soir dans des voies très spécialisées pour une partie très restreinte d’entre eux. Intellectuelle : d’une part la télévision, mais qui joue de moins en moins bien ce rôle (aujourd’hui, quelle chaine est comparable à Arte, allant dans le sens de la formation à la culture, de la sensibilisation aux arts ?) D’autre part l’Internet, cette jungle où il faut déjà savoir jouir de la culture pour s’acheminer vers les propositions les plus pertinentes ; la fréquentation des musées et autres fondations et maisons de la culture qui s’adressent quasi exclusivement à un public privilégié. Une enquête menée par Pierre Bourdieu[1] et Alain Dardel en 1969 révélait que :

  • « … les deux tiers des classes populaires sont particulièrement déconcertés dans des musées qui s’adressent, par vocation, au public cultivé : 77 % d’entre eux souhaiteraient recevoir l’aide d’un conférencier ou d’un ami, 67 % voudraient que la visite soit balisée par des flèches et 89 % que les œuvres soient accompagnées de panneaux explicatifs.
  • Le taux de visiteurs qui souhaitent visiter seuls est d’autant plus élevé que le capital culturel est plus élevé ;
  • les catalogues n’initient jamais que ceux qui sont déjà initiés ;
  • les musées trahissent, dans les moindres détails de leur morphologie et de leur organisation, leur fonction véritable, qui est de renforcer chez les uns le sentiment de l’appartenance et chez les autres le sentiment de l’exclusion. »

On le voit bien, l’accès à la culture reste un domaine délicat. La famille peut jouer le plus sûr rôle formatif si tant est qu’elle soit composée de parents et/ou grands-parents suffisamment instruits et sensibles aux arts. Les écoles inscrivent cette possibilité de « sorties culturelles » dans leurs programmes, mais ce sont les professeurs passionnés qui organisent le plus souvent, à leur initiative, des déplacements vers les institutions muséales. Une fois adulte, moins encore d’ouverture aux arts par l’État est à déplorer, et toute une vie s’écoule entre le travail, le consumérisme, le tourisme encadré et sans art.

Vers quelle structure organisée l’adulte peut-il se tourner pour développer des formes de sa créativité, pour avoir accès aux richesses offertes par les arts ? Les musées donc sont ouverts, bien sûr, mais souvent au prix de 12 et 20 euros le ticket, sans guidance incluse. Les galeries font encore peur à la grande majorité des adultes, car ils sont démunis face aux propositions culturelles qui y sont présentées. Les associations de quartiers proposent des lieux où exercer l’art de la peinture, de la photographie… et des activités d’éveil aux arts, mais l’excellence des propos qui s’y tiennent et des activités qui s’y pratiquent est-elle au rendez-vous ? Très rares sont les musées qui organisent des ateliers pratiques …pour adultes. Ne serait-ce pourtant pas là une des plus intéressantes fonctions que puissent jouer les institutions culturelles, à proximité des œuvres du passé et du présent ? Les créations proposées à l’exposition par ces institutions ne finiraient-elles pas par s’ajouter, voire se substituer aux œuvres sélectionnées par des experts initiés et à la solde des mêmes classes sociales dominantes qui ne voient dans l’art que le moyen de se distinguer, de discriminer.

Fondamentalement, la question de savoir à qui s’adresse l’art est à reposer. Jean Genet affirmait avec une impitoyable sagacité  : « Non, non, l’œuvre d’art n’est pas destinée aux générations d’enfants. Elle est offerte à l’innombrable peuple des morts. Qui l’agréent. Ou la refusent, mais ces morts dont je parlais n’ont jamais été vivants ». Pour que ces « futurs morts », aient l’occasion de vivre, pleinement (en artistes entre autres), il faudrait que soient rendus possibles les instants précieux de création, que la création partout dans la société des adultes, soit envisageable.

Jan Laurens Siesling, un historien de l’art néerlandais affirmait en 2016 ceci[2] : « L’art n’est pas pour les enfants. Pas plus que le vin ou le sexe. L’art est fait par des adultes pour des adultes. Les enfants le savent, l’art n’est pas pour eux. Mais, votre société vous fait croire le contraire. Elle présente les musées avant tout comme des institutions éducatives. Les écoles sautent sur l’occasion. Les musées n’ont pas d’autre choix que de l’adopter. Ils installent des services éducatifs, qui travaillent dur pour rendre le musée moins ennuyeux pour les enfants. L’art peut certes éduquer, éventuellement ; pas des enfants, mais des grands. L’art parle de l’expérience de la vie ; les enfants doivent d’abord vivre. »

« Les grandes personnes [ … ] ont besoin de mentalement retrouver leur enfance, si elles veulent connaître la source de leur créativité (leur nature) ; mais les petites personnes ont besoin de physiquement quitter l’enfance pour connaître la source de l’art (le milieu où ils vivent, la civilisation). »

L’art s’adresserait donc aux adultes en priorité. Il leur revient, c’est entendu, de créer les conditions de cette créativité qui leur permettrait d’entretenir le lien avec leur enfance naturellement créative, mais pour être en mesure de se créer ces conditions, il lui faudrait une éducation permanente qui priorise ces activités. Au lieu de cela, la société les lui présente comme des divertissements, comme des outils aux mains des mêmes artistes patentés pour dresser des propagandes de tous ordres, au service des États, des Églises, des classes dominantes, des nantis…

Partout, pas seulement dans les villes, mais dans chaque village, devraient exister des lieux de création pour adultes, les meilleurs commentateurs et artistes y seraient accueillis comme des personnalités de premier ordre, des débats y seraient fréquemment organisés, des ateliers équipés y seraient aménagés comme on les voit dans les meilleures écoles consacrées aux arts, des ateliers d’écriture, des rencontres de pratique musicale… toutes activités qui rendent la vie de l’adulte gratifiante, épanouissante, équilibrante, et dont les bénéfices se liraient ensuite sur leur tempérament et dans leurs comportements face à la vie.

José Strée, le 18 septembre 2021

 

[1] Pierre Bourdieu et Alain Dardel, L’Amour de l’art, Les Éditions de minuit, 1969, p. 84

[2] Jan Laurens Siesling, L’Art autrement, Arte Libro, 2016, p. 239