De l’art préféré à la philosophie

 

« Il faut que tu sois l’esclave de la philosophie pour obtenir la liberté vraie. » Épicure
in Sénèque, Lettres à Lucillius, Éditions Flammarion, p. 143

« Esclave de la philosophie », voilà bien selon moi un oxymore[1]. La philosophie ne se doit-elle pas de libérer, et non d’asservir ? C’est pourtant bien cela qu’a fait celle héritière de Platon : elle n’a eu de cesse de vouloir nous placer à un point de vue céleste, transcendant. Cette façon de voir le monde fut l’inspiratrice de saint Paul qui « asséna » le christianisme sur le monde. Je trouve que le grand courage de la philosophie est le scepticisme, or on le trouve plutôt chez les philosophes matérialistes, l’autre branche de cette science humaine[2] sans cesse étouffée par la philosophie qui domine encore de nos jours.

Il m’apparaît bien en effet que celle-ci rend esclave (Hegel, Kant, Freud, Husserl…). Son souci est de dominer pour unir, de conserver un ordre, de limiter et de mettre à distance pour se protéger, de définir les structures transcendantes de la conscience… Le plus souvent, le philosophe veut contraindre tous les autres à son point de vue. Je tiens pour une façon de voir l’existence qui veut conférer à l’individu sa capacité de mettre le feu aux opinions sous lesquelles le monde se laisse capturer.

Cioran, dans son Précis de décomposition[3] nous le dit bien, à sa façon : « Il me suffit d’entendre quelqu’un parler sincèrement d’idéal, d’avenir, de philosophie, de l’entendre dire « nous » avec une inflexion d’assurance, d’invoquer les « autres », et s’en estimer l’interprète — pour que je le considère mon ennemi. »

Ou encore, p. 55 : « Ni Leibniz, ni Kant, ni Hegel ne nous sont plus d’aucun secours. Nous sommes venus avec notre propre mort devant les portes de la philosophie : pourries, et n’ayant plus rien à défendre, elles s’ouvrent d’elles-mêmes… et n’importe quoi devient sujet philosophique. »

La philosophie en position dominante n’est-elle pas qu’une formule, celle de ceux qui veulent éviter les débordements démoralisants de la vie ? Je lui oppose la philosophie matérialiste où, si Dieu existe, il ne peut être lui aussi que combinaison de particules. Mais plus encore, je préfère me tourner vers la pratique de l’art, qui, se saisissant de l’intuition intellectuelle, fait passer l’intérieur à l’extérieur, le subjectif à l’objectif, l’artificiel au naturel… Et dans cette pratique où le doute, l’audace, les mystères, l’équivoque… sont le substrat même de l’inspiration, je trouve le meilleur terrain d’exploration, le plus libertaire qui soit.

José Strée, le 26 décembre 2018

 

[1] Figure de style consistant à réunir deux mots en apparence contradictoires.

[2] Leucippe, Démocrite, Antistène, Aristippe de Cyrène, Diogène, Pyrrhon, Lucrèce… jusqu’à Spinoza, La Mettrie, Darwin, Nietzsche, Onfray…

[3] Cioran, Précis de décomposition, Gallimard 1949, p.12.