Deux maux de l’art actuel

L’art aurait-il perdu sa vocation à l’essentiel ?

Avant l’apparition de la photographie, l’art reposait sur le rituel, il se fonde désormais sur une autre forme de praxis : la politique. N’étant plus liées aux rituels, les occasions d’exposer les « œuvres » sont devenues plus nombreuses. L’exposable, renforcé par l’apparition de la photographie et des autres moyens de reproduction (le moulage et la fonte au sable pour la sculpture en bronze, l’estampe pour le dessin, le cinéma pour le théâtre…), l’exposable, « autrement dit, l’art défini par l’exposable, contient donc son propre germe de ruine et de mort »[1].
Selon la pensée hégélienne, inévitablement, ce qu’il y a de plus artistique dans l’art (l’essence de l’art), ce n’est pas l’art, mais le religieux. La position qui m’est chère, depuis quelques années, est que l’art est dévolu (si l’on peut dire de la sorte) à l’inassignable, c’est-à-dire qu’aucune fonction ne peut (ne doit ?) lui être assignée. L’art est le domaine dont l’individu ne peut en réalité se passer, c’est le domaine de l’intangible, de l’inatteignable, de l’incommunicable, de l’incurable, de l’inthéorisable, de l’inmontrable… On assiste pourtant aujourd’hui au succès fulgurant de la monstration, au point de devenir une sorte de prostitution. « À mesure que l’art s’enfonce dans l’impasse, les artistes se multiplient. Cette anomalie cesse d’en être une, si l’on songe que l’art, en voie d’épuisement, est devenu à la fois impossible et facile. » [2]
L’art cependant, tout adossé qu’il fut au cultuel autrefois, n’est pas une religion, ne saurait le devenir. Il ne peut non plus être une politique. La création la plus essentielle, celle qui dure, est celle « qui a été conçue dans la solitude, “face à Dieu”, que l’on soit croyant ou non » (pour reprendre en partie des propos de Cioran).
Que l’art ne puisse être une politique. Qu’est-ce à dire ? Le domaine politique est le domaine qui concerne la société organisée. Politicus en latin signifie « relatif à l’administration des citoyens ». Cette administration inclut éducation publique, morale, confort, sécurité, embellissement… tous domaines établis pour un bénéfice collectif. Comme le dit Oscar Wilde, « C’est à l’État de fabriquer ce qui est utile ; c’est à l’individu de fabriquer ce qui est beau. » Et encore : « La beauté, comme la sagesse, aime l’adorateur solitaire ». L’art qui me touche est seulement celui qui s’adresse à l’individu, au tempérament artistique, non à des groupes d’individus. De mon point de vue, visiter une exposition, un musée, doit être un acte solitaire, sinon, l’essentiel qui nous concerne reste muet.
Toujours selon ma vision actuelle, l’art étant de caractère libéral, c’est-à-dire désintéressé, il ne peut être que le fruit d’une quête sans objectif matériel, sans obligation de correspondance avec le monde connu, sans soucis d’objectivité, sans nécessité de monstration, sans obligation d’explication. « Tant qu’une chose nous est utile ou nécessaire, nous affecte dans un sens quelconque de plaisir ou de peine, s’adresse vivement à notre sympathie ou fait partie intégrante de notre entourage, elle est soustraite au vrai domaine de l’art. »[3] Dès lors, l’étiquette « artiste » accolée aux amuseurs publics, aux fabricants d’objets, aux décorateurs de tous bords… a le don de m’irriter.

Dans ses « Écrits sur l’art », Philippe Lacoue-Labarthe, affirme que « le sensible dans l’art ne concerne que ceux de nos sens qui sont intellectualisés ; la vue et l’ouïe, à l’exclusion de l’odorat, du goût et du toucher »[4]. Car ces trois derniers n’éveillent que des éléments matériels et à leurs qualités immédiatement sensibles. « Ces sens n’ont rien à faire avec les objets de l’art qui doivent se maintenir dans une réelle indépendance et ne pas se borner à offrir des relations sensibles. Ce que ces sens trouvent agréable n’est pas le beau que connaît l’art »[5].
Ce qui est singulier avec l’art, c’est que les artistes sont toutefois amenés à s’interroger en acte sur l’essence de l’art. Des actes qui traduisent dans le domaine visuel ou auditif un intérêt pour l’inapprochable, pour ce qui vient de loin, ce que recherchait l’acte de créer lorsqu’il était au service du monde religieux. De nos jours, l’arrachement de l’art au cultuel, et son attachement contraint au politique sont les deux maux principaux dont il souffre et qui affectent le meilleur de ce qu’il matérialise.

Les œuvres qui semblent tournées vers nous, — celles qui sont « fabriquées » pour attiser notre convoitise —, valent-elles celles qui nous relient à nos origines immanentes ou transcendantes ? Aujourd’hui, l’art (ce qu’on nous fait passer pour tel) ne se borne-t-il pas trop souvent à refléter notre monde ? Dans son « inessentialité », n’a-t-il pas perdu sa vocation à nous éveiller à l’essentiel de notre existence ?

José Strée
5 novembre 2015

streejose@gmail.com

[1] « Écrits sur l’art », Philippe Lacoue-Labarthe, Mamco et les presses du réel, 2014, p. 56.
[2] Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard 1973, p. 64.
[3] Oscar Wilde, Les Pensées, choisies et présentées par Emmanuel de Brantes, Le cherche midi éditeur, 2000.
[4] « Écrits sur l’art », Philippe Lacoue-Labarthe, Mamco et les presses du réel, 2014, p. 81.
[5] Idem.