L’étranger dans l’atelier de BZE

Nouvelle de José Strée

 

Blessé et à bout de souffle, exhorté à disparaître pour un temps, tu longes les murs de la ville, et tu viens de pénétrer dans un lieu que rien auparavant ne t’aurait sans doute incité à explorer.

Ce lieu, comme les rues et les immeubles de cette ville est à cet instant déserté, du moins c’est ce que tu crois. Une fois franchie la grande porte cochère restée entrouverte, un couloir sans attrait t’aspire aussitôt en ses entrailles.

Stimulé par la peur, tu te précipites là, tout au fond à la recherche d’une retraite espérée, tapie à l’écart du monde. Tu forces une porte coulissante, et découvres un chaos, que ne permet d’identifier comme atelier de peintre qu’un grand chevalet maculé de coulures, d’agrégats de peinture, appesanti par les années de fonction.

Cet endroit, aux murs sans fenêtres, ce qui d’emblée te réconforte, éclairé par les quatre seuls vasistas translucides aménagés dans le haut plafond, cet espace désolé, comme toi, devient progressivement, tu le devines, le lieu de prédilection de ta clandestinité, de ta sécurité, de ta survie. Tu l’ignores encore, mais tu as assurément franchi les portes de l’asile de la création, pour la première et la dernière fois de ta vie!

Ta respiration halète encore. Tu réfléchis dans ce silence glacé. Tu apprivoises l’endroit et ta peur tout à la fois.

Détourné de ta cavalcade, tu te ressens déjà moins étranger à cette détermination forcenée qui semble avoir poussé un être humain à vivre et créer en un lieu aussi spartiate. Mais tu n’es plus contrarié, tu te laisses gagner par le désordre feint de l’atelier.

Assurément, tu es seul, comme celui qui y vit, dont quelque nourriture abandonnée trahit la présence toute récente. Il ne peut s’agir que d’un homme pour endurer cet inconfort, ce froid, ces conditions. Où se trouve-t-il ? Est-il en fuite, comme toi ? Ou bien, accoutumé à tous les troubles du monde, n’a-t-il jamais quitté ce lieu ? T’a-t-il vu entrer ? Peut-être est-il là, quelque part, occupé à te guetter, à scruter ton désarroi, analyser ton regard, oui, tes yeux, qui seraient peut-être pour son œuvre ceux du premier observateur véritable.

Tu t’efforces de tenir debout, et tu examines cet étrange environnement. Là, au sol, accumulés et alignés tout à la fois, des champignons séchés, que des rayures bigarrées semblent faire revivre. Plus loin, un amoncellement de cordages trouvés sur une plage quelconque, usés par le ressac d’une mer inconnue. Coquillages, mousses séchées, bouts de bois rongés par le temps, sacs en résille, crevés par leur charge et abandonnés.

À droite, posée sur la toiture basse d’un hypothétique escalier de cave, tu remarques une collection de crucifix, de crânes d’oiseaux, d’ossements et, au fond, contre le mur, un alignement de chaises des plus ordinaires que tu ne peux t’empêcher de comparer à des trônes tutélaires.

Tu te calmes. Tu repousses de mieux en mieux la peur qui te fait courir pour survivre. Tu t’écoutes respirer, lentement, sentir battre ton cœur dans le coffre chavirant de ton torse.

Pas le moindre bruit de la ville ne pénètre ici. Qu’est devenu le vacarme des affrontements du dehors, desquels tu t’es extirpé ? Tu te demandes : « Tout aurait-il cessé du seul fait que je suis entré en ce lieu ? Serais-je devenu le maître du monde, ou ne serais-je que le simple battement d’ailes d’un papillon capable de changer le cours des choses? »

Ta fatigue et ta blessure te poussent à prendre appui contre un impressionnant rangement d’épais châssis de bois, marouflés de papiers et peints sans ménagement, dont les tranches, toutes, sans exception sont rythmées par des coulures, des débordements de peinture sombre, que vient raviver un chatoiement de couleurs acidulées. Peindre ! De quelle activité s’agit-il au juste ?  T’en es-tu jamais inquiété ?

Puis tes yeux te conduisent au centre même de ce vaste espace où campe un impressionnant sofa rouge, impérial sur son tapis d’Orient, et où tu vas t’effondrer de fatigue, de toutes les fourbures de ton existence. Tu poses tes jambes sur la table basse encombrée de revues d’art, de botanique, de zoologie… Et tu t’assoupis.

Une heure a passé. Tu te réveilles en sursaut. Rien n’a bougé. Personne n’est venu. Le locataire ne s’est pas manifesté. Mais la peur t’a quitté.

Un mur démesuré te fait face. Il est le seul espace dégagé de ce repaire, rythmé par des lignes verticales, produites par des débordements de peinture. Quantités de morceaux de bandes adhésives qui ont servi à fixer des papiers ou des toiles y sont restées collées. En bas, comme une signature, comme la chaîne d’un métier à tisser, une pluie de dégoulinades, arrêtée par l’angle du sol.

Ton sang s’est confondu avec celui du sofa. Ta plaie a cessé de suinter. Tu te sens régénéré comme jamais. Tu ne t’es plus alimenté depuis deux jours, et la faim ne se manifeste toujours pas. Tu te demandes alors si tu es toujours en vie ou si tu songes. Tu enfonces un doigt dans ta blessure, mais rien n’en sort et aucune douleur ne te fait réagir. Un sursaut de folie gagne alors ton esprit, une sauvage inquiétude prend possession de ta raison. Tu retires tes jambes de la table sur laquelle tu avais pris tes aises. Tu veux te dresser pour éprouver la pesanteur de tout ton corps … mais c’est sans l’aide de tes jambes que tu y parviens. Tu constates que  ton corps est soustrait à la pesanteur. La moindre volonté de déplacement te projette dans l’espace de l’atelier, et te fait crier. Ton angoisse décuple en prenant conscience qu’aucun son ne s’est échappé de ta gorge. Tu hurles à présent. En vain.

Les heures passent à éprouver ta nouvelle perception, que tu ressens encore comme une tragédie. Tu vois tout, comme jamais, mais ton être n’a plus corps. Tu es réduit à un regard.

C’est à cet instant seulement que tu distingues les œuvres du peintre, c’est alors que tu te reconnais dans la moindre silhouette recroquevillée, dans une masse sombre et lourde de cire noire, dans la dépouille d’un corps allongé que contourne un trait de fusain, tu te discernes sans avant-bras dans une posture de géant, le sexe barré d’un écran de fourrure. C’est encore toi qui jaillis là, d’un ventre improbable, ou qui te tiens en équilibre sur une hypothétique branche, sous des frondaisons de chapelets, de cordes et de crucifix scellés dans des coquillages.

Sans plus rien ressentir, tu mesures et accueilles toutes les souffrances, collectives et individuelles, dépeintes sous tes yeux ; tu découvres dans la peinture même celui qui a vibré aux mortifications de ses frères vivants. Que garde en ses mains cet artiste, qui a su te traduire ainsi ? De quelle compassion a-t-il été capable pour peindre la maladie de ton âme ?

Te voilà multitude, te voilà parodié, te voici mi-homme, mi-bête, et te revoici réduit à des flocons noirs. Rien de ce qui est représenté ne t’échappe, pas plus que l’efficacité du style employé. En tout, tu te reconnais, et rien ne peut plus t’indigner car tu es devenu la substance même du créé.

Des peintures qui t’ont attendu là et réclament qu’on les contemple enfin, accumulées qu’elles sont les unes contre les autres. Tu avais trouvé appui contre elles, aucune n’échappe à ton attention. Ton regard sait se glisser entre les interstices des châssis et découvrir parmi ces grandes images, fragiles, éphémères, ce que tu as toujours su : tu n’es séparé de rien.

Tu es devenu un ange, l’ange que quelqu’un attendait aujourd’hui. Le voici qui franchit à son tour la porte cochère, traverse le couloir, pousse la porte coulissante de l’atelier. Tu te surprends à découvrir une aptitude à intercepter les bruits imperceptibles, une ouïe fine que te lègue le silence assourdissant de cet atelier, séparé du bruit que font les sempiternels conflits humains.

Tu n’es pas surpris qu’il ne te cherche pas. Il te sait là. Il t’attendait, aujourd’hui, comme hier, et tu as la faculté de comprendre cela. Instantanément. Tu le reconnais, il t’est familier, le visage ridé de belle façon, les cheveux en broussaille, le corps engoncé dans son épais manteau de laine.

Il n’a pas levé les yeux, a accompli son rituel hebdomadaire : allumer une chaufferette, de quoi gagner deux degrés au-dessus de zéro dans cet hiver de janvier. Rouler une cigarette puis l’allumer en penchant la tête. Préparer le café, serré. Remettre un peu d’ordre dans les pinceaux, puis tenir des deux mains sa tasse chaude, en survolant les amoncellements d’objets, de morceaux de plastique, de vieux livres, de dessins déchirés desquels tirer parti. Puis il se fige face à de grands dessins qui jalonnent le sol depuis la veille. De longues minutes s’écoulent à scruter les possibles. Des aplats d’encre d’hier semble vouloir surgir une forme ondoyante. Alors subitement, le désir d’agir t’anime. Tu te meus vers lui, sais que tu vas traverser son échine, entrer en lui, te saisir de sa main, choisir une brosse, l’imbiber de teinture et d’un geste vigoureux, tracer au flanc de cette forme une verge incommensurable. Puis tu t’échappes en traversant son thorax, reprends du recul, afin de voir un sourire apparaître sur ses lèvres, et jubiler avec lui d’une telle audace. Tu l’entends marmonner. « En art, comme dans la vie, il n’y a rien d’inconvenant ! » Et tu le regardes inscrivant au fusain cette maxime sur un mur de l’atelier, aux côtés de celles de ses poètes favoris.

Tu comprends alors de nouveau, tu avais toujours su cette évidence : il n’y a pas de certitude, pas de vérité absolue. La vie est sans réponse, l’art est sans réponse, car les réponses tuent la création.

Ce peintre-là s’invente des noms au gré des années, rétrécit le temps en signant ses œuvres en latin JOHANNES PETRUS AES, mêle l’énigme et l’anonymat en paraphant BZE. Il est vivant, il traverse les conflits. La création le tient en éveil.

José Strée
Le 7 janvier 2008

J’adresse mes remerciements à
Jean-François Grégoire, Aldo Guillaume Turin et Marc Dugardin
pour leur relecture attentive.

 

Jean-Pierre Bronze, 2008, Sans titre, 244 x 366 cm.

Jean-Pierre Bronze, 2008, Sans titre, 244 x 366 cm.