D’où vient l’œuvre ?

 

Pourquoi n’apprécie-t-on pas les faux autant que les originaux ? Si cela nous est égal, alors on se contente de vivre entouré de posters, de copies, d’imitations. Beaucoup le font, et sont taxés comme dépourvus de culture artistique ? Posséder une œuvre originale, outre le fait d’afficher son pouvoir pécuniaire, c’est considéré comme faire preuve de goût. Portant le goût est quelque chose de terriblement normé, de restrictif. À bien y réfléchir, le kitsch est plus vaste que le « bon goût ». De plus, de nos jours, c’est la classe moyenne qui donne le ton, et il est notoire qu’elle manque cruellement de culture.

À y voir de plus près, ce n’est pas tant l’aspect visuel de l’œuvre qu’on apprécie, mais bien son souci d’affirmer à son entourage ce qu’on gratifie. Montrer à autrui comment on regarde, comment on considère les œuvres : voilà ce qui nous importe. En vérité, c’est la signature qu’on souhaite montrer. Voilà pourquoi les personnes se réclamant du bon goût attachent tant d’importance à posséder des œuvres originales. Ce qu’elles aiment, c’est affirmer non pas la qualité intrinsèque de l’œuvre — le pourraient-elles ? —, mais d’où elle vient. Et d’où peut-elle bien venir ? Qu’est-ce qui a pu guider la main de l’artiste ?

Les artistes du pop art ont repoussé cette pratique de la signature de façon extrême. Ils ont échoué. Ils ont voulu dépersonnaliser l’œuvre d’art, lui ôter toute trace d’individualité, d’hermétisme. Ils se sont opposés à la vision — jugée par eux romantique et dépassée — de considérer l’artiste comme un locuteur divin, un intermède entre l’ici et l’« au-delà ». « Si je peins ainsi, c’est parce que je veux être une machine », proclamait Warhol. Mais la conséquence de cette posture est celle-ci : désormais l’accumulation d’objets vaut art, les musées ressemblent à des magasins, les œuvres se « chosifient ».

De mon point de vue, l’art est étranger à l’objet, du fait même que l’objet est conçu pour l’homme et pour un usage. C’est lorsque l’art donne une forme en opposition avec les objets du monde connu qu’on s’y intéresse, pas quand il se plie seulement à en fournir l’apparence. L’art doit lutter contre les fonctions qu’on lui assigne, sinon, ce n’est pas l’art. Le talent créatif peut bien évidemment se manifester dans la création artisanale, dans le design, mais, on l’aura deviné, je préfère considérer que l’œuvre ne s’adresse pas à l’homme, à son confort. Il doit m’entraîner à un « au-delà » de la forme. L’art est en quelque sorte un désir, un désintéressement, non une fabrication comme le soutient pourtant l’excellent sculpteur anglais Richard Deacon. Un désir pour obtenir quoi ? Un désintéressement pour repousser quoi ? Là est un autre débat.

Une œuvre pop peut-être dupliquée à l’envi, être plagiée, imitée… Pourquoi pas, puisque le sujet du pop art est la multiplication même ? Accorde-t-on autant de crédit à une œuvre dupliquée qu’à une œuvre unique ? Oui, nous l’avons vu, des millions de dollars ont été déboursés pour des reproductions de bouteilles de Coca-Cola ou des boîtes de soupe. L’art est bien le seul domaine des productions humaines où l’homme est capable de payer autant pour si peu. Il ne faut donc pas désespérer, l’art occupe encore une place de choix dans nos sociétés, même si elles le méprisent, l’exploitent et s’en méfient.

Si le mobile de l’acquisition d’une œuvre reste malgré tout d’ordre spéculatif, acquérir une œuvre, non un objet manufacturé, cela sous-entend que l’on accorde de l’importance à la personne qui l’a réalisée, ou à tout le moins, à l’école, l’ethnie, le lieu… dont elle est l’expression. Acquérir un objet, un poster, une reproduction… ne relève pas d’une opération du même ordre puisqu’on n’exige pas qu’ils soient signés.

Étrangement, dans l’art, c’est la provenance qu’on souhaite posséder, plus que l’aspect, la forme qu’il revêt. Pourquoi dès lors n’accorde-t-on pas plus d’importance aux artistes capables de création véritable ? Pourquoi ces artistes ne sont-ils pas mieux entendus, mieux perçus, mieux soutenus ?

José Strée
Le 11 mars 2011