Point de vue sur l’art contemporain

 

par José Strée, sculpteur, conférencier et enseignant en arts plastiques

 

Préambule

L’art contemporain a la particularité d’imposer un ensemble de conditions qui en circonscrivent et en limitent l’appartenance [1]. C’est un canon, une norme, comme l’était avant lui l’art moderne. À la différence de ce dernier, la condition sine qua non pour être considéré comme un artiste de l’art contemporain, c’est qu’il faut vouloir en faire partie. En tant que sculpteur, tel n’est pas mon souhait.

Une contemplation empêchée

Les beaux-arts (terme qui n’est plus de mise aujourd’hui) constituaient un domaine d’expression fondé sur la traduction d’une vision, d’un ressenti, par l’entremise de l’organisation de traits, de matières, de volumes et de couleurs. Y prévalaient des considérations esthétiques, des liens avec les sciences humaines, avec l’histoire, avec les arts du passé… La table rase opérée sur ces aspects par les arts moderne et contemporain a généré un art dominé par l’objet, esthétique ou non, et par un discours, justificatif de l’objet ou non, ainsi que par la place accordée au spectateur, invité à jouer, à zapper, à se déplacer au sein des installations, à faire des expériences sensorielles, enrichissantes ou non… Les musées, les galeries, les foires et biennales d’art contemporain… sont devenus semblables à des parcs d’aventures scientifiques. En cela, rien de répréhensible, mais ce sont tout de même des lieux où la contemplation des oeuvres d’art — ces intermédiaires entre le visible et l’invisible — est de moins en moins possible, empêchée par le raisonnement et l’explication, devenus indispensables.

Un art de divertissement

Après que l’objet est devenu, dans la norme de l’art moderne, le but de toutes les expériences et de toutes les attentions de la part des artistes, mais aussi des organisateurs d’expositions et des commentateurs, l’au-delà de l’objet, c’est-à-dire le discours explicatif ou justificatif, a fait glisser l’art contemporain vers les domaines de la littérature, du spectacle, et des médias. Et, dans ce cadre, le spectateur a pris une place démesurée : il est attendu que celui-ci actionne un mécanisme, foule l’œuvre installée au sol, traverse un faisceau de lumière, lise un texte, traverse un espace exigu, complète un formulaire électronique… sans quoi l’œuvre ne fait que partiellement sens.

L’art moderne, s’adressant à des initiés, avait exclu le spectateur. L’exemple de l’École de New York (Pollock, de Kooning, Rothko…) est sans doute le plus significatif. Leurs œuvres nécessitaient une initiation à l’art, une connaissance éprouvée de l’art européen d’avant-garde, et la réaction immédiate a été l’apparition du Pop Art, qui se voulait un art pour tous, fascinant, éphémère, ludique, sexy, jetable…[2] Comme le Pop Art, avant lui, l’art contemporain n’en fait-il pas trop pour se réapproprier le spectateur jadis tenu à distance, voire pour le rendre complice ? Cette forme normée de l’art apparaît le plus souvent comme une expérience, un jeu, un divertissement où l’artiste est devenu illusionniste, maître en matière d’effets spéciaux. Dans ce jeu, la scénographie a pris une importance cruciale. Le lieu et le rapport que doit générer le spectateur par son observation participative entre les oeuvres semblent devenus plus importants que les oeuvres elles-mêmes.

Des oeuvres posées au sol, suspendues au plafond, posées contre les murs et non pas accrochées… invitent à rechercher une autre oeuvre pareillement positionnée, invite à considérer tout autant le lieu, l’infrastructure muséale, évaluer la signification non pas des oeuvres, mais des espaces laissés entre elles. Dès lors, c’est la présentation qui revêt toute l’importance, davantage que la création elle-même.

Présentation plutôt que représentation

Le fait de reproduire la réalité — ne fût-ce que de l’évoquer —, de même que toute forme de charge émotionnelle semble être l’anathème de l’art contemporain [3]. Des artistes actuels maintiennent cependant cette représentation de façon soutenue (Gerhard Richter, Anselm Kiefer, Miquel Barcelo, Neo Rauch, Peter Doig, Luc Tuymans, Thierry De Cordier, Michael Borremans, David Lynch, Marlene Dumas, Lucian Freud…). Mais il est un constat évident à poser : la présentation (la disposition, des éléments constitutifs de l’œuvre d’art, souvent confiée à des techniciens) semble l’emporter dans la majorité des propositions muséales et dans les galeries renommées. Pour ne citer que des exemples pourtant chers à mes yeux, référons-nous à Daniel Buren, Anish Kapoor, Donald Judd, Richard Serra, Wolfgang Laib, James Turrell, Annette Messager…

Avec « Les Bourgeois de Calais » de Rodin en 1895, le socle a été réduit à une épaisse dalle ; avec Constantin Brancusi, il a pris une place aussi importante que l’œuvre ; avec l’artiste de l’Earth Art, Michael Heizer, il est passé sous la surface du sol, devenant excavation, avec Piero Manzoni ou Didier Vermeiren, il est devenu l’oeuvre… Nous le constatons, les sculptures posées sur socles ont graduellement disparu. Cette diminution puis disparition du socle étaient légitimes, pertinentes, néanmoins, selon d’aucuns, dont je suis, le positionnement « classique » d’une sculpture sur un présentoir à la hauteur des yeux du spectateur offre les conditions idéales permettant de générer une intimité avec la sculpture elle-même. Ce faisant, pour un instant, il est en mesure d’oublier l’environnement, d’accéder alors au domaine introspectif. Les œuvres rares à son cœur ne sont-elles pas celles qui parviennent à lui faire lâcher prise, celles vers lesquelles, sans cesse, il désire revenir ?

Mais le plus souvent, l’art contemporain propose des « remakes » de ready-mades (Levine), des objets ludiques agrandis (Koons), des excréments gonflables (McCarthy), des tas de vêtements (Pistoletto), des éléments superposés (Lavier), du sensationnalisme (Oldenburg, Mueck)… qui éloignent de l’univers contemplatif ou méditatif et renvoient le spectateur dans les mondes ludique, cognitif, expérimental, objectif…

Un art du temps

Dans le contexte de présentation de l’art contemporain, je pose le constat qu’il n’est plus guère question pour l’amateur d’art de s’arrêter, encore moins de « recevoir ». La plupart des visiteurs — à moins qu’ils ne soient particulièrement initiés — regardent une exposition d’art contemporain de la même manière qu’ils regarderaient une exposition réunissant par exemple des oeuvres produites par des civilisations pétries de croyances. La plupart d’entre eux ignorent, faute qu’on leur ait dit, que c’est avec un tout autre regard qu’il convient d’appréhender ce nouveau genre artistique, et que ce regard ne saurait se passer du mode discursif, lequel les attend dans les books-shops, ou enregistré sur les supports multimédias et autres audioguides qui fleurissent dans les musées. Dans ces expositions, plus question d’espérer que les oeuvres nous arrêtent. Elles sont là pour nous faire circuler, d’un nom propre à l’autre, d’une histoire à une autre… Car, plus encore que se montrer, l’art contemporain se raconte.

Pour preuve que le temps dans la pratique artistique contemporaine a gagné en importance, il suffit de constater la place qu’a prise la vidéo sur la scène des arts plastiques, ou « visual art » comme il est de coutume de dire à présent. Pourtant, qui regarde l’intégralité d’une réalisation vidéo dans un musée d’art contemporain ou une galerie ? Très peu de visiteurs, chacun étant pressé de passer à la proposition suivante, l’idée suivante, le divertissement suivant… quand il n’est pas totalement écoeuré par les amoncellements d’objets par lesquels se caractérisent les réalisations actuelles [4]. C’est pour moi une constatation aisée à poser : l’art contemporain ne suscite guère l’élévation, la fascination (excepté celle qui se veut à sensation, et que je déplore), mais renvoie d’autorité vers le commentaire.

Un art où l’intériorité de l’artiste compte peu

De mon point de vue, sans le recours à l’histoire de l’art, le plus souvent l’art contemporain manque d’intérêt. En effet, il ne peut s’empêcher de citer, de se référer ou de surenchérir sur les propositions des arts actuels et sur ceux du passé récent : l’art moderne. Il se caractérise surtout, par sa volonté de remettre en question les limites assignées à l’art. Dada, Cobra, l’art informel l’ont fait en suffisance avant l’apparition de l’art contemporain dans les années 60. Si des sculpteurs de l’art moderne comme Medardo Rosso, Ossip Zadkine, Alberto Giacometti, Henri Moore, Joseph Beuys, Eugène Dodeigne… cherchaient encore à affirmer l’intériorité, leur expression particulière (en lesquelles se lisaient talent et sensibilité) tout en remettant en question les normes admises, il n’en est plus de même avec l’art contemporain. Depuis le Pop Art, le stéréotype en personne occupe la place qu’occupait jadis l’artiste [5]. Trop souvent, le point de départ de la plupart des artistes de l’art contemporain provient d’un héritage récent de l’art, et dès lors, les œuvres ne sont que surenchères. Rares sont les artistes dont la source d’inspiration sourd en eux-mêmes. J’ai plaisir à citer en ce sens Bram Van Velde, Eugène Leroy, Giuseppe Penone, Thierry de Cordier, Miquel Barcelo, Anselm Kiefer.

L’intériorité de l’artiste n’occupe donc plus guère de place dans l’art contemporain. Certes, la croyance romantique dans la place que l’artiste avait à occuper en tant que locuteur divin n’est plus de mise aujourd’hui. L’artiste « inspiré », cet aspect empreint de religiosité au sein du paradigme de l’art moderne, a été maintenu à grand renfort de théories (Mondrian, Kandinsky, Malevitch). Il s’agissait bien de tentatives de substitution des religions par des formes nouvelles de spiritualité que l’art était sensé entretenir [6]. Quelques artistes dans les années soixante semblent avoir voulu entretenir cette préoccupation : Mark Rothko, Yves Klein, Joseph Beuys… Les plus significatifs à mes yeux, parmi les artistes actuels s’évertuent encore à le conserver : Bill Viola, Giuseppe Penone, Christian Boltanski, Wolfgang Laib… Mais les artistes cotés de l’art contemporain, auxquels on accorde une prépondérance tellement exclusive que ces arbres en viennent à cacher la forêt artistique actuelle et ses multiples sentes et essences, réfutent cette dimension au profit d’un art impersonnel, internationalisé, respectant scrupuleusement le gabarit dicté par la culture, que d’influentes personnalités en liens étroits avec les institutions et les plus grands collectionneurs défendent, collectionneurs qui, soit dit en passant, sont également des investisseurs intéressés.

Un glissement lexical qui en dit long

Dans ce caractère impersonnel qui a gagné bien des formes de l’art actuel, n’est-ce pas révélateur qu’un glissement se soit opéré jusqu’au niveau lexical ? Parle-t-on encore d’oeuvres ? Non, on lui préfère les termes de « pièces », « travaux », « objets »…. Le terme « sculpteur » a quant à lui cédé la place à celui de « plasticien », lequel n’est plus supposé avoir un savoir-faire, car il peut se satisfaire de manipuler les choses [7]. Ce rattachement au vocabulaire propre à l’industrie est significatif de ce transfert de l’art vers des réalités bien matérielles, prosaïques, plutôt que spirituelles, immatérielles, poétiques…

L’indispensable représentativité par un tiers

Dans l’art contemporain, il n’est plus guère de mise que l’artiste s’exprime lui-même sur sa proposition artistique. S’il est soucieux de reconnaissance, il est tenu de se trouver un spécialiste à même de parler à sa place, à même d’affirmer pour lui : « ceci est de l’art ». L’art contemporain est ce domaine où l’on entre en s’informant en premier lieu de ceux qui s’en occupent, c’est-à-dire les commissaires d’expositions, les curateurs, les directeurs d’institutions et de musées, les galeristes. Les artistes entre leurs mains sont devenus matériaux, pinceaux en quelque sorte. (Il est vrai que ce recours à l’image du pinceau est plutôt malvenu, puisque la règle semble de mise d’en avoir fini avec la peinture.) Ces curateurs [8] qui donnent de la visibilité aux artistes, une crédibilité (qui ne durera le plus souvent que quelques années), forts de leur vision, de leur conception analytique, rassemblent des artistes qui quant à eux, pour la plupart, n’ont plus même besoin d’atelier.

L’atelier : devenu obsolète

En 1940, le Hongrois Lazlo Moholy-Nagy avait « téléphoné » son exposition, il avait depuis l’Allemagne où il se trouvait indiqué comment réaliser son exposition aux États-Unis. C’était une pratique prémonitoire de ce que serait l’art contemporain, quelques décennies plus tard. Le plus souvent, le plasticien de l’art contemporain s’est dessaisi de tout métier, il a cédé la réalisation de ses oeuvres à des techniciens. De l’artiste des siècles passés comptant sur l’inspiration sollicitée par sa présence réceptive et patiente dans la solitude de son atelier, entouré de matériaux et d’outils, on est passé avec bien des créateurs de l’art contemporain à l’artiste bardé de moyens de communication, fréquentant les foires d’art pour être au courant de la moindre tendance, déléguant la matérialisation de ses concepts puisés sur le substrat pléthorique de ses pairs, à des artisans à l’autre bout de la planète [9].

Pas de rôle pour l’art

Comme le soutenaient — entre autres choses — en 1967 les artistes du mouvement BMPT [10], « Puisque peindre sert à quelque chose » […], nous ne sommes pas peintres. », il est peut-être urgent de soutenir l’idée que la création exige le désintéressement total, voire l’intransigeance totale. L’art se doit d’être une chimère. Sa seule utilité est de sauver la vie, la vie intérieure d’abord.

Selon ma perception, le modèle par excellence de la création la plus authentique tient dans l’exemple de ces artistes de l’art brut [11] qui dissimulent leurs dessins sous leurs matelas. C’est l’exact opposé de l’esprit de présentation et d’installation prônée par les institutions soucieuses d’encourager la création contemporaine. L’art le plus authentique est celui qui est réalisé aux fins d’être réalisé, sans autres soucis périphériques. Mais cette posture ne semble guère tenable, aujourd’hui autant qu’hier. Edgard Poe assurait : « … un poème ne devrait ni prêcher quelque vertu, ni raconter une histoire. Le meilleur poème étant généralement bref et “écrit à la seule fin d’écrire un poème” ».

Dès l’instant où l’on attend que l’art remplisse une mission, il faut s’attendre à ce que l’artiste soit contraint de brimer sa créativité et son inspiration. J’entends immédiatement la controverse : « Michel-Ange a fait merveille sous la férule du pape Jules II ». À quoi je rétorque que Michel-Ange a exactement fait ce qu’il voulait faire, après avoir entendu les recommandations des hagiographes et des théologiens, il a congédié tous ses assistants et a terminé seul, en quatre ans, le plafond de la Chapelle Sixtine. Mark Rothko a donné la pleine mesure de son art dans la Chapelle Rothko de Houston, après que des mécènes ont retiré leur exigence de le voir travailler avec un architecte imposé par eux. C’est seul qu’il conçut ce lieu, pour accueillir ses peintures, qu’il considérait comme des lieux (de recueillement ?).

 

José Strée

6 août 2014

streejose@gmail.com


[1]  « Art contemporain » est une expression qui s’est imposée surtout à partir des années 80, supplantant alors « avant-garde », « art vivant », « art actuel ». Elle possède les qualités des expressions toutes faites, suffisamment large pour se glisser dans une phrase lorsque l’on manque d’une désignation plus précise, mais suffisamment explicite pour que l’interlocuteur comprenne que l’on parle d’une certaine forme d’art, et non pas de tout l’art produit par tous les artistes aujourd’hui vivants et qui sont donc nos contemporains. La date de naissance de l’art contemporain flotterait quelque part entre 1960 et 1969. (Catherine Millet, L’art contemporain, Collection Domino, Flammarion, 1997.)

 

[2] Définition du Pop Art selon Hamilton : « Populaire, éphémère, jetable, bon marché, produit de masse, spirituel, sexy, plein d’astuces, fascinant et qui rapporte gros ».

À propos des cibles et des drapeaux exposés par l’artiste du Pop Art Jasper Johns en 1958, Mark Rothko (École de New York) déclara : “ Nous avons travaillé pendant des années pour nous débarrasser de tout ça”.

[3]  En juin 1986, Margit Rowell, commissaire d’exposition exprime ceci dans Art Press nº 104, p. 23 : « … les constructivistes sont presque les inventeurs des “specific objets” : des formes sans charge émotionnelle, sans pathétisme. C’est une chose à dire : le pathos, selon moi, ne fonctionne plus dans la sculpture moderne. »

[4]  Qu’il me suffise de citer quelques-uns de ces lieux où ce constat se pose trop souvent nonobstant quelques expositions intéressantes : le Van Abbe Museum à Eindhoven, la Serpentine Gallery à Londres, le S.M.A.K. à Gand, le Mudam à Luxembourg, le Kunstmuseum St-Gallen en Suisse…

[5]  Cf (dans des styles très différents) les sculptures de Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg, John de Andrea, Sol LeWitt, Carl Andre, David Smith, Jeff Koons, Damien Hirst, Mike Kelley.

[6] « L’art, bien qu’une fin en soi, comme la religion, est le moyen à travers lequel nous pouvons connaître l’universel et le contempler sous une forme plastique. »  Piet Mondrian.

[7]  Bertrand Lavier, né en 1949, affirme : « Mon atelier, c’est les Pages Jaunes », c’est dire combien la pratique personnelle est réduite à sa plus simple expression puisqu’il se satisfait de commander biens et services par l’entremise du téléphone.

[8]  Ces « curators » (comme on préfère aujourd’hui les appeler, terme venu du latin curator (celui qui prend soin), font entendre leur voix, imposent des concepts, et pour les illustrer, se servent de plasticiens en mal de renommée, ce que dénonce entre autres artistes Daniel Buren depuis longtemps. Parmi ces curateurs, citons Georges Didi-Huberman, Paul Ardenne, Jean-Hubert Martin, Hans Ulrich Obrist (co-directeur de la Serpentine Gallery de Londres)…

[9]  Jeff Koons ou Takashi Murakami font réaliser leurs oeuvres par de nombreux collaborateurs, l’atelier est en somme devenu usine, et l’artiste un patron.

[10] BMPT : Groupe constitué par Buren, Mosset, Parmentier et Toroni entre 1966 et 1967. Leurs options les situaient entre l’art conceptuel et le minimalisme. Le groupe revendiquait l’acte répétitif dans la peinture en tant que démonstration artistique du contexte.

[11]  tels que Adolf Wölfli, Aloïse Corbaz, Carlo Zinelli, Michel Nedjar, Tim Brown…