Du sens dans l’art

 

Pour l’artiste plasticien, représenter équivaut à associer, donner du sens, faire savoir, symboliser, c’est aussi prétendre, revendiquer, affirmer… dans un monde sans logique.
Toutes ces manifestations, quand on y songe, ne relèvent-elles pas de la futilité ? Dès lors, pourquoi créer ?

Au 19e siècle, avec l’impressionnisme, l’esthétique avait balayé le sens. Le « Comment peindre ?» avait remplacé le « Que peindre ? » Dès 1910, l’abstraction suffisait. L’objet, le geste pour le représenter, l’art même disparaissaient. La mort de l’art se transformait en faire-part de naissance de l’art contemporain, où, de 1960 à nos jours, il a plutôt peu été question de figurer.[1] Par conséquent, cette question de la représentation a-t-elle encore lieu d’être posée ?

Si le « Que peindre ? » a refait surface dès les années 1980 avec les mouvements du post-modernisme, que montrer sans tomber dans le piège d’une affirmation figée, d’une vérité, d’un sens, d’un absolu, d’une illusion ? Et au service de quoi ? Et au nom de qui ?

De toute manière, quoi que l’on fasse en art — comme en tout — semble induire une signification, une proclamation. Ne rien dire est un mode d’expression, ne rien montrer aussi. Mais saurait-on ne rien montrer ? Une surface, un volume qui ne seraient que matière n’empêcherait pas une interprétation, une perception d’une forme en puissance ou d’une forme héritée — pour reprendre l’expression de Malraux[2]. Celui qui regarde une pièce d’art s’y projette, veut y reconnaître quelque chose d’apparenté à son expérience sensorielle, veut y voir une concrétisation d’un désir…

S’il est tentant de rapprocher l’absence de figuration à la philosophie matérialiste — une œuvre, comme tout, n’est qu’un assemblage d’atomes —, et le figuratif à une philosophie platonicienne — entraînant un sens transcendantal, un idéal —, l’un comme l’autre se disloquera inévitablement un jour et n’offrira plus rien de saisissable. Du néant au néant, comme il en va pour nos vies. Reste le temps entre ces deux néants, celui de la vie, de la création, de la jouissance de la création et de son partage avec autrui.

Les religions affirment un sens — essentiellement l’existence d’un arrière-monde — mais qu’aucune science ne semble à même de confirmer, et que les philosophes radicaux (matérialistes) nous invitent à reconnaître au sein même de notre nature immanente. Mais l’artiste, lui, a-t-il à affirmer un sens ? Que peut-il faire parvenir, et en vertu de quel mandement ? Détient-il un secret à révéler ? Sans doute pas plus que les religions, et s’il peut nous en garder, ce ne peut être que profitable à une concorde des peuples. Il n’y a d’initiation qu’au néant.

L’œuvre d’art, figurative ou non, peut s’envisager sans projection de sens, sans souci de cohérence avec celles qui précèdent (ce qui serait une signifiance), mais plutôt comme une expérience, désintéressée, comme un questionnement sans la garantie d’un retour de sens, comme un pur élan de joie mêlé de doutes. Elle devient alors un monde qui s’oppose au monde, non pas un arrière-monde, mais un monde sans absolu, sans certitude, non nuisible.

L’assertion de Picasso « La peinture, c’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi » émane bien d’un génie, mais elle ne donne pas de résultat dans les faits : l’art peut-il changer le monde ?

« Je ne dis rien », soutenait le peintre Francis Bacon. « Le peintre ne dit rien », écrivait Vincent Van Gogh.

Toujours est-il que, s’isoler dans un atelier, y faire silence, pour un jour, ou très fréquemment, afin de suspendre le temps des rôles que l’on endosse, afin de les contredire tous, afin d’oser échouer, de ne plus mentir, de ne plus (se) raconter d’histoires, et éprouver pour une fois, peut-être plus, la sensation offerte d’un véritable tropisme, cela vaut vraiment d’être pratiqué, sans modération.

« Tous sans exception, nous passons nos jours à chercher le secret de la vie. Eh bien, le secret de la vie est dans l’art. » Oscar Wilde

José Strée
le 7 décembre 2018

 
[1] “Les tendances dominantes, (sans figuration quasi) après 1960 ont été l’art informel, l’art minimal, fluxus, l’art conceptuel, l’earth art, le land art et Supports-Surfaces. On ne trouve de figuration abondante que dans le pop art et le post-modernisme, partiellement dans le nouveau réalisme et l’arte povera.

[2] “Toute création est, à l’origine, la lutte d’une forme en puissance contre une forme imitée”,
André Malraux