L’art et l’incorporel

 

Considérons deux postulats :

– le lien entre l’art et ce qui n’a pas d’existence matérielle ;
– l’incomplétude nécessaire des œuvres d’art.

Chacun sait combien l’art a traditionnellement été l’allié des religions. Bien sûr, avec la Réforme, la place de l’œuvre d’art dans la recherche du divin a été mise en retrait. Aussi, la Révolution progressiste en marche depuis le 18e siècle a autorisé la destruction des œuvres qui étaient au service du religieux. Encore, le romantisme a cherché à élargir le ressenti du divin dans la contemplation de la nature, au-delà des cercles religieux. De plus, l’apparition de l’art contemporain dans le courant des années soixante a servi d’autres fins que celles attendues par les peuples de croyants… Mais, il n’en demeure pas moins que l’œuvre, dans le réseau de l’art contemporain ou post-moderne, n’a jamais cessé de contribuer à un sens élargi de l’art et de l’homme. Cette épopée, nourrie de permissivité, a débouché sur une remise en question de nos attentes en matière d’art, mais aussi en matière de spiritualité. Ne perdons pas de vue la façon dont Giacometti s’est désolidarisé du surréalisme pour se consacrer à l’observation effrénée d’un seul individu, voulant y déceler toute l’étendue et la profondeur de l’Un par l’exercice du portrait, jugé à l’époque comme pratique rétrograde.

Si l’on veut bien approfondir l’approche de l’œuvre d’Yves Klein, admettre son concept d’imprégnation universelle, apprécier son désir de dématérialiser l’art, d’appeler de ses vœux — par ses œuvres — la concorde universelle… Si nous relevons que Joseph Beuys s’est distingué de ses contemporains en réintroduisant le rite dans ses actions artistiques, en se consacrant à l’éducation, en plaçant le Verbe à la première place parmi ses instruments de création. Si nous observons Christian Boltanski œuvrer à la sauvegarde de la mémoire de l’individu, utilisant des veilleuses comme celle qui se trouve au cœur de chaque église. Si nous nous laissons entraîner par les lentes vidéos pleines de grandeur mystique d’un Bill Viola… on ne peut s’empêcher de reconnaître que la fonction spirituelle est demeurée présente au sein du processus créatif. Pour ces artistes, comme pour d’autres qu’il serait long de citer ici, l’art a tantôt été un sacrifice, tantôt une offrande. L’œuvre entier de chaque artiste est sacrifice. Certes, il n’exclut pas la jubilation, la satisfaction, la reconnaissance… mais tout art est souffrance. On est en devoir de se demander ce qui peut pousser un artiste à tant d’abnégation, à tant de privation, d’obstination. Michel-Ange, seul à la renverse sous le plafond de la Chapelle Sixtine, Miquel Barceló boxant et modelant l’immense bas-relief de terre pour la cathédrale de Palma de Majorque… Que serait cette ardeur sinon la certitude de s’adresser à plus haut que soi ? L’art est donc également une offrande. Que cherche-t-elle à expier ? Que souhaite l’artiste en retour ? Que veut-il éloigner ? Et que se passerait-il dans le monde des hommes si le sacrifice et l’offrande n’étaient pas consentis ? Nul ne le sait, bien sûr. Cela tient du mystère. Mais lorsque l’artiste se retourne sur l’œuvre accompli, et qu’il a eu soin de ne pas seulement s’adresser aux besoins et aux attentes matériels des hommes, grande est sa conviction d’avoir produit quelque chose qui en vaille la peine, Un œuvre, oui, tourné vers l’incommensurable, alors même que son occupation est jugée futile.

José Strée
Le 11 mars 2011