Jean-Pierre Otte

 

À propos des peintures à la cire de Jean-Pierre Otte

Entrer dans un univers nous soumet immanquablement à des réserves. Car il n’est pas le nôtre, il nous est nouveau, il obéit à ses propres lois, il est la conséquence d’une suite imprévisible d’événements, de cataclysmes, d’incroyables aubaines, de hasards accumulés…

L’univers réel et quasi insondable offre des dimensions infinies puisqu’il va jusqu’à créer le temps au fur et à mesure de son développement sans fin. L’univers créé par un artiste n’est-il pas comme ce monde réel, tout autant insondable ? Vouloir y saisir un ordonnancement philosophiquement archétypal est faribole ; vouloir arrêter un propos sur un monde qui est mouvement, baliverne ; vouloir délimiter des frontières là où tout est fluidité et passages indéterminés, ineptie ; vouloir évaluer là où toute échelle est un accessoire fortuit, méprise ; vouloir théoriser là où seules la concrétisation et l’expérience se sont donné rendez-vous, insulte.

Entrer dans l’univers de la peinture de Jean-Pierre Otte exige un lâcher-prise. Là s’y déploient des atmosphères inattendues, s’y meuvent des méandres qui ne sont pas eaux poussées vers l’aval, mais cire pressée, décollée, raclée… Vers quel amont ? Des peintures qui semblent faites pour l’aulne, l’arbre des eaux mortes et sombres. C’est un univers aquatique qu’il nous est donné de survoler ici, où se révèlent dans l’inopiné, des grottes, des gouffres, des landes, des champs nocturnes, des marais et des chantoirs.

Cette peinture ne nous enserre pas dans un procédé technique, elle nous entraîne dans le souvenir de lieux et de songes, elle nous rappelle des moments d’effroi lors de promenades incertaines à des heures inappropriées. Mais, pour les observateurs imprégnés d’histoire de l’art et de littérature, elle ne les abandonne pas à la seule nature, elle les invite en des mondes bien connus, ceux de Bosch, d’Arcimboldo, d’Altdorfer, de Dalí, de Fautrier, de Barceló, de Leroy… et tout aussi bien aux peintures rupestres ou à l’art brut (l’art de celles et ceux qui ne savent pas qu’on appelle art ce qu’ils créent dans le tourbillon confus de leur esprit). Ces regardeurs invétérés donc, peuvent y parcourir par le souvenir les rives des enfers dantesques, l’atmosphère du Roi des Aulnes de Tournier, le Jardin des délices de Bosch, les champs de bataille d’Albrecht Altdörfer, les peintures griffées de Gustave Moreau, les espaces gestuels de Roberto Matta, les printemps féériques de Frantisek Kupka, les calligraphies de Christian Dotremont ou de Jean Dubuffet, les champs de blé nocturnes d’Anselm Kiefer…

Certes, ces univers ne rassurent guère, mais ils nous lient à notre mère, la Terre, ils nous rappellent nos origines cosmiques, océaniques, minérales, végétales, animales. Avant de jouir de l’innocence d’être au monde, il a bien fallu patauger, s’extirper, se déplacer, traverser les aubes, tâtonner, se perdre.

Pour connaître l’autre versant de ce cheminement de l’humanité, le versant dionysien (selon la formule de Nietzsche), il nous faut reprendre le cours de nos lectures de ses livres enchanteurs que sont « Le cœur dans sa gousse », ou « Histoires du plaisir d’exister ».

Car il y a bien deux versants dans l’œuvre de Jean-Pierre Otte, l’un lumineux, hédoniste, épicurien, supporté par l’écriture, l’autre sourd, intriguant, cioranesque[1] dirai-je, entretenu par la peinture. Des opposés qui constituent bien un univers complet, inentamé.

José Strée, le 8 juin 2020

[1] E.- M. Cioran (1911-1995) libre penseur roumain publiant en français depuis 1939. Selon Stéphane Barsacq, “Cioran a été un destructeur qui ajoute à l’existence, qui l’enrichit en la sapant — bref, un nostalgique de l’âge des cavernes et du siècle des Lumières”.