Déréaliser

Extrait de mon journal

En lisant l’ouvrage « La Traversée du XXe siècle » de Jean-Philippe Antoine, je me retrouve confronté à l’éternelle question relative au degré d’abstraction, nécessaire ou non à l’oeuvre d’art véritable. Cette question nous renvoie au début du 20e siècle, lorsqu’il s’agissait pour les théoriciens comme Lipps, Worringer, Riegl, Hildebrand… de légitimer l’écart pris par les artistes avec l’imitation du réel.

Cette question n’a pas cessé de tarauder ma réflexion depuis des décennies. D’une part, la culture occidentale a privilégié, dans le cadre de ses origines gréco-romaines la fidélité au réel tridimensionnel, et d’autre part, à partir du 19e siècle, a commencé à intégrer des héritages, disons « exotiques », ou « orientaux » en son sein. De là, provient l’ambivalence qu’ont eu à endurer la plupart des artistes : à savoir, continuer à transcrire le réel, ce qui les a enfermés dans une stérile transposition — ce dans quoi s’est débattu par exemple tout l’art sculptural réaliste du 19e siècle — ou bien sortir de l’aspect organique de cette transcription par un processus de caractère planaire. Cette orientation a débouché sur l’apparition de l’abstraction, avec pour conséquence le mixage de l’art avec le domaine du décoratif, et donc, d’une certaine superficialité et d’une fabrication dues à l’apparition d’une fonction, adressée aux artistes par des classes sociales et endossée par ceux-ci.

Selon mes conceptions actuelles, seuls les artisans, les architectes, les décorateurs, les designers, les illustrateurs… bref, des praticiens de domaines para-artistiques ont pour objectif d’honorer des fonctions qui leur sont adressées par la société. L’artiste, quant à lui, n’a pour assurer ce titre aucune fonction à endosser. C’est lui seul qui, sans compromis, doit suivre sa chimère, afin d’accéder à de véritables créations et de sortir du conditionnement culturel qui l’a bercé, mais qui l’entrave. L’artiste crée son univers, un monde qui, s’il s’oppose au monde connu, n’en est cependant pas tenu à le repousser totalement. L’abstraction pure m’est intuitivement apparue depuis mes débuts comme une impasse, c’est pourquoi je ne m’y suis que très peu adonné.

En sculpture, je n’ai jamais su me résoudre à trancher entre les différentes possibilités offertes par cette aventure du 20e siècle. Ainsi ai-je maintenu un pôle réaliste (avec cependant les distances nécessaires), un pôle organique, qui m’assure une grande latitude du point de vue de la spontanéité, d’un certain lâcher-prise, et un pôle synthétique, qui m’offre l’opportunité de « déréaliser » quelque peu et de façon absolument nécessaire (si je souhaite considérer ce que je fais comme art véritable) mes concrétisations tridimensionnelles. Déréaliser n’est rien d’autre que s’écarter du modèle perçu dans la nature ou dans la culture, c’est accéder à une certaine distance, une nécessaire opposition avec le monde connu de façon optique. Cela ne signifie pas l’abandon total du domaine perceptif.

De mon point de vue, il y a art quand il y a écart. Pour cela, il lui faut passer par une désorganisation des structures et modèles connus. Ce « connu » appartient à ce qui est animé, mais aussi à ce qui est normé par nos cultures. De plus en plus clairement m’apparaît que l’art auquel j’aspire infléchit une traduction de ces univers naturel et culturel en valeurs de nécessités inconditionnées.

La difficulté est cependant que mon bagage culturel est devenu encombrant, mon conditionnement paralysant. Comme le disait Bram Van Velde [1] : « Quand la vie surgit, elle est l’inconnu. Mais pour être capable d’accueillir l’inconnu, il faut être sans bagages. »

Il m’appartient — mais est-ce possible ? —, de me déconditionner en vue de laisser jaillir de purs instants de création, en bref, des concrétisations qui ne doivent rien à ma culture ni même, à ma volonté et à ma pensée. « Le voulu révèle très vite ses limites » et « le grand risque pour l’artiste, c’est la fabrication » disait encore Van Velde.

En tant qu’artiste, sans doute est-il vital de s’évertuer à être le plus transparent possible, sans rôle, et même sans métier, car le métier est un signe d’appartenance à une culture donnée, la marque distinctive d’un assujettissement : celui du monde de l’objet, utilitaire et décoratif, deux fonctions dispensables pour l’art tel que je le conçois.

José Strée

le 31 octobre 2013

 


[1] Rencontres avec Bram Van Velde, Charles Juliet, P.O.L éditeur, 1998, p. 77.