Art et séparation

« La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle »

Guy Debord, La Société du spectacle, p. 25

 

Un spectacle est représentation, comédie, ou tout simplement ce que l’on voit tout en n’étant pas en activité soi-même. Ainsi une simple image, un tableau, un happening, une comédie, un concert… sont des divertissements, des détournements qui sont créés pour sublimer, c’est-à-dire comme le sens l’impose en psychologie, transposer (par exemple un instinct) sur le plan spirituel, élever, ou — comme on l’entend dans le domaine de la chimie — faire passer à l’état gazeux.

Dans tous les cas de figure, il y a changement d’état, il y a séparation. Cette évidence renforce la conviction que le fameux slogan « L’art = la vie » si cher à Tristan Tzara, à Isidore Isou, à Ben, aux artistes de CoBrA, du pop art du land art, du body art… n’est qu’une construction de l’esprit. Si l’art était la vie, il n’y aurait pas de séparation, pas d’écart, donc pas d’art.

Guy Debord réactualise en fait les idées de Ludwig Feuerbach* qui pense que les hommes se défont d’eux-mêmes en adhérant à la religion. Dans le contexte des années 60, celle-ci est remplacée par la société capitaliste qui élabore à son tour sa domination sur l’humanité en entretenant une séparation permanente entre la vie et l’illusion, entre la vie et l’insatisfaction chronique sans lesquelles ni croissance ni profit ne seraient envisageables.

Dès lors, dans cette acception, comme la religion, comme la société capitaliste, l’art s’apparente à un instrument qui accroît la séparation entre le ressenti individuel et le réel, entre le factice et le naturel. L’art est illusion. Parfois, sublime illusion. Il retire les hommes du contexte de leur existence pour leur présenter un monde nouveau, qui s’y ajoute, qui se veut compensation à la douleur et au mystère d’être au monde. Ainsi, l’art est-il un baume pour l’homme, mais aussi bien, il est un accessoire qui renforce notre sentiment d’être déconnecté du monde. La société du spectacle, telle que l’imagine Guy Debord, agit comme l’art, comme la religion. Cette société du capital entretient une illusion à des fins d’exploitation, d’iniquité, d’usurpation… L’être humain est dès lors asservi, sorti de sa propre quête existentielle, éloigné de toute quiétude.

Dans le Jardin d’Épicure, on n’enseignait pas la musique, car l’apprendre était coûteux en déplaisirs, source de pénibilité, contraire à la seule quête qui vaille : jouir de l’existence. Et l’entendre, sans la pratiquer, certes pouvait pacifier l’âme, mais cette âme, pour le philosophe grec, était mortelle, comme le corps. Dès lors, pourquoi créer au lieu de vivre ? Pourquoi s’accrocher à des illusions et détruire la vie même ? Car la vie, c’est ce qui se passe pendant que nous sommes occupés à autre chose.

Bien sûr, l’art est un moyen de reconnaître la vie. Il faut pour cela une démarcation, une sphère sans précédent, une forme spécifique pour que notre curiosité soit de nouveau disponible à la vie, et c’est cette frontière qu’accomplissent ces choses qu’on appelle « œuvres ».

Les spectateurs sont les réanimateurs de la vie restée figée dans les œuvres. Pour cela, ils se doivent d’être actifs dans leur observation. La passivité entraîne les spectateurs (les consommateurs) à être les dupes du jeu, les nigauds de service.

En guise de chute à cette réflexion, je laisserai parler William Faulkner :

« L’orchestre s’était remis à jouer, un air vif et bruyant, comme si c’était la fin. Je suppose qu’ils sont satisfaits maintenant. Ils auront peut-être assez de musique pour les distraire pendant les quatorze ou quinze miles qu’ils vont avoir à faire pour rentrer chez eux, et quand ils dételleront dans l’obscurité, panseront le bétail et trairont les vaches. Il leur suffira de siffler la musique et de répéter les blagues à leurs bêtes à l’étable, et puis ils pourront calculer tout l’argent qu’ils ont économisé en n’emmenant pas leurs bêtes aussi au spectacle. »

William Faulkner, Le Bruit et la fureur (1929), p. 291

 

José Strée

le 27 novembre 2019

 

* Ludwig Feuerbach (1804-1872) a écrit L’Essence du christianisme (1841), un livre qui signe la fondation d’un athéisme philosophique.

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