Hic et nunc

 

La lumière a changé, l’air s’est légèrement humidifié. De la buée apparaît sur les carreaux de certaines pièces de la maison. C’est sûr, l’été laisse place au changement, il se fait plus discret, après s’être donné sans compter cette année encore. Lumière généreuse donc d’un calme matin, propice à la méditation, à la lenteur, à l’interrogation. Sentiment de disponibilité, de douce vacuité aussi.

Un volume en terre modelée — érigé hier après-midi — attend dans le calme de l’atelier sous un plastique qui le maintient humide. Rien ne presse. Dans dix minutes, peut-être serais-je en train de lui imprimer une suite, peut-être va-t-il attendre quelques heures, un jour ou deux ? Qui décide de cela ? Je crois comme Érik Dietman (1) que c’est le hasard qui va en décider, ce précieux allié.

Qui conduit le train de ma créativité ? Je ne peux le dire. Depuis quelques années, j’accorde ma confiance au processus même de mes créations. Un rituel de quelques heures, un peu frénétique, se met en place où la fatigue physique limite à un moment donné l’érection d’un volume de base. Monter des colombins les uns sur les autres en les liant avec un ébauchoir dans une des terres disponibles dans l’atelier, sans intention particulière, à partir d’une forme de base initiale (un cercle, un ove, un croissant…). Seule intention : ériger un volume qui pourra se réclamer du monde des formes végétales, comme pour la septantaine de pièces récemment réalisées. Le positionnement de chaque nouveau colombin sur le colombin précédent détermine la croissance du volume. Tantôt la verticalité, tantôt l’inclinaison, tantôt l’élargissement, tantôt le rétrécissement… oriente son devenir. Surviennent à chaque fois une opportunité nouvelle ou une difficulté occasionnée par la ductilité même de la terre choisie qui pousse à opérer un choix, à décider d’une solution plastique en vue d’assurer la stabilité de l’ensemble et de conférer une expression particulière à la pièce modelée. C’est là que le « hasard » fait les choses. Le fait-il bien ? Là est une autre question. En tout cas, il m’appartient seulement de l’accepter ou de le repousser, et puis de poursuivre l’aventure.

Ma démarche sculpturale ne consiste pas à révéler une idée précise, à suivre un schéma initial, à évoquer un symbole préexistant. Plutôt, elle cherche à s’accorder à l’immanence, au hic et nunc (2). C’est ce qui se produit sur l’heure — unique en somme —, qui retient toute mon attention, qui focalise ma disponibilité totale, engageant mes mains, mes outils, mon ouverture d’esprit, mon expérience pratique, mon goût et mon dégoût… C’est là que se crée une chose nouvelle, non pas nouvelle au sens où une réalisation se devrait d’être « jamais vues auparavant », mais nouvelle au sens d’une existence de plus, s’additionnant au concert des choses voyant le jour.

Quelle est dès lors ma place dans ce hic et nunc ? Celle d’un assistant ? Celle d’un absent ? Ou celle d’un auteur bien réel, qui délaisse la croyance en l’archétype, en la nécessité d’un projet ou d’un concept préexistant… au bénéfice d’un lâcher-prise donnant naissance à l’imprévisible, à l’ « impensé » ?

José Strée
7 septembre 2020

1 Hic et nunc [sur-le-champ (en latin), sans délai, dans l’instant et le lieu même]
2 Je crois beaucoup au hasard. Le hasard, c’est une chose très, très précise… si tu connais ton boulot, le hasard n’est pas le hasard. Ça me fascine énormément. De plus en plus je trouve que le hasard est une chose « juste ». Érik Dietman.
Irmeline Lebeer, En écoutant Érik Dietman, Monographies, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 160.
Atelier J. Strée septembre 2020

Atelier J. Strée septembre 2020