François Emmanuel

François Emmanuel Le cercle des oiseleurs

Le Cercle des oiseleurs

Les Impressions nouvelles, 2023. 297 pages.

Lu en juillet 2023

 

Quel très beau livre de mon ami François, écrit en mémoire de son aïeul oiseleur, qui enseigna à son père l’école buissonnière. Très beau livre dans deux sens du terme, l’édition et le récit. Récit très intrigant, qui demande au lecteur sa participation, car dans ce livre comme dans quasi tout poème [et n’est-ce pas ce qui fait tout l’attrait du poème ?], les choses ne sont pas dites avec évidence.
Cioran écrivait dans La Tentation d’exister, p. 150 : « La toile dont l’intention est saisissable, nous ne la regardons pas longtemps ; le morceau de musique à caractère perceptible, aux contours définis, nous excède ; le poème trop net, trop explicite nous semble… incompréhensible. Le règne de l’évidence tire à sa fin : quelle vérité claire vaut la peine d’être énoncée ? » De même, dans ce livre, l’explicite est quasi absent, ce qui nous tient en haleine, grâce au style ciselé de l’écriture, la richesse du vocabulaire, l’assemblage méticuleux de récits croisés…
J.S.

Extraits choisis  et commentaires :

… qu’est-ce qui est important au fond, qu’est-ce qui mérite d’être écrit, et, en vrai, pourquoi l’écrire ?
p. 18

Plus un texte est sophistiqué ou complexe, plus les mots deviennent interchangeables : il devrait y avoir là une obscure loi sémantique.
p. 21

Ce n’est pas tant que le monde est à l’agonie, enchaîna lourdement Charlie, c’est que personne, absolument personne, ne se tient au chevet de l’agonisant…
p. 26

Charlie Mutzinger faisait donc partie du Cercle des oiseleurs ?
Disons qu’il ressortait de la « section Disparition »…
Il y a beaucoup de « sections » au Cercle des oiseleurs ?
Autant qu’il y a de personnes.
p. 90

Où l’on voit bien que ce « Cercle » existe sans exister au sens convenu du terme, puisque chacun y adhère selon ses priorités existentielles et non selon un but fixé.
J.S.

N’est pas oiseleur qui veut. Il y a beaucoup à désapprendre, si vous saviez…
Désapprendre ?
Beaucoup.
Une ombre passa sur son visage.
Avez-vous déjà regardé le ciel ? me demanda-t-elle.
Oui, bien sûr…
Tout le monde regarde le ciel…
Non, pas tout le monde, Monsieur.
p. 91

On se rend compte progressivement, en lisant, de ce sur quoi repose ce livre, sur l’indicible, le visible et l’invisible, la disparition… Disparaissent les choses que la plupart des gens ne savent plus regarder, écouter, sentir… Ceci me renvoie à un très beau roman de Yoko Ogawa, « Petits oiseaux » sorti en 2014, où des choses disparaissent, de plus en plus de choses.
J.S.

J’aimerais comprendre ce que l’on fait au Cercle des oiseleurs.
Rien, on ne fait rien.
p. 92

Une fois de plus, nous progressons dans la supposition que ce Cercle rassemble des membres animés par de l’immatériel : on n’y fait rien, on cesse d’apprendre pour pouvoir vivre véritablement, chacun à sa manière.
J.S.

Essayez de répondre à cette question : l’oiseau de Niklaus Amwich existe-t-il vraiment, dès lors que malgré sa cécité montante il le peignit et le repeignit sur son île ?
Une autre gorgée de thé, elle relança :
Et vous quelle serait votre alouette d’Amwich ?
p. 93

Pour comprendre ceci, il faut savoir qu’Amwich (le roman nous l’apprend), à la fin du 18e siècle, était un ornithologue qui abandonna tout pour retrouver un passereau de la famille des alouettes sur des îles en mer de Chine. Malgré ses problèmes ophtalmiques, il remplit des carnets de dessins de l’oiseau retrouvé et de notes, avant de devenir totalement amnésique. J’y vois une métaphore : la passion même pour un humain déficient n’empêche pas de s’engager dans une quête audacieuse ou improbable. Et une fois le but atteint, il ne lui appartient même pas de se reconnaître l’auteur des fruits de cette passion. C’est assez nietzschéen, les choses adviennent suivant une détermination à laquelle nous ne pouvons rien.
J’y retrouve à la fois la notion d’absence de sens de l’existence tel que Camus l’écrivait dans le Mythe de Sisyphe, Essai sur l’absurde (relire la page 154, Gallimard, Folio, Essais, 1942) ou encore l’acte fou d’Œdipe devenu aveugle se consacrant à la sculpture d’une falaise dans le livre d’Henry Bauchau « Œdipe sur la route ».
Chacun doit se poser ces questions :
« Quelle est mon alouette d’Amwich ? », autant dire « Qu’est-ce qui me tient en haleine malgré mes fatigues et mes manques ? »
« Le fruit de ma quête m’est-il destiné ou est-il réservé aux générations futures ? »
J.S.

Il soupira. Nous avons tous notre triangle des Bermudes, reprit-il, mais notez que les oiseaux le traversent, les bateaux s’y perdent, les avions disparaissent, mais les oiseaux passent sans encombre, c’est une consolation.
p. 112

Qu’est-ce qu’un oiseleur ? lui demandai-je. C’est un drôle de mot, répondit-elle, il y a selon les dictionnaires une grande variété de définitions. De nos jours l’oiseleur ne tend plus ses filets, il ne vend plus ses oiseaux à la criée, il ne les garde plus, ses cages sont vides. Les concours de chant, les compétitions de ritournelles : très peu pour lui. Et la photographie n’est pas son fort. Dessiner peut-être mais seulement pour le geste, souvenez-vous de Niklaus Amwich. Ne confondez pas non plus l’oiseleur avec un commis, un receleur, un compteur, un scientifique. Ornithologue mettons, mais il a oublié les noms latins, et il a une connaissance très imparfaite des détails de rémiges et de huppes. Au fond ce n’est pas cela qui l’intéresse.
p. 114

Ça va vous paraître étrange, mais nous avons tous en nous un grand nombre d’oiseaux. Je vous ai parlé l’autre jour de Niklaus Amwich, savez-vous que les plus beaux dessins de son alouette furent peints à la gouache dans l’institution charitable du Schleswig Holstein à douze mille kilomètres de son île ?
Là était son geste d’oiseleur, dit-elle.
p. 139

Et comment puis-je progresser dans la réponse ?
Progresser dans la question peut-être… ?
p. 152

Pour dire la vérité, il y a toujours une part en moi qui se demande si ce Cercle des oiseleurs n’est pas une sorte d’invention, comment dire… une espèce de mirage collectif…
Collectif il n’est déjà plus mirage…
p. 153

J’ai beaucoup aimé le chant de la grive, bredouillai-je.
Il [Nachtergall, aveugle] hochait la tête sans cesser de sourire.
J’entends en effet que vous n’êtes pas tout à fait là où vous êtes, fit-il. Quelque chose vous attire par ici, quelque chose vous attache encore d’un autre côté.
Avez-vous vraiment écouté le chant de la grive ?
p. 171

Certains week-ends, monsieur Nachtergall cultivait par ailleurs le curieux penchant du Docteur Mürke (selon la nouvelle de Heinrich Böll) : il mettait bout à bout une collection de silences interloqués, cueillis lors des interviews, et il les écoutait en série avec un intense plaisir nostalgique.
p. 200

D’abord ne rien attendre. Il est d’ailleurs possible que rien n’arrive. Il est même possible que vous pensiez que ce Cercle n’est pas un Cercle. Qu’il n’est qu’une illusion de Cercle. Ce genre de pensée arrive souvent au commencement. […]
D’un certain point de vue c’est toujours une illusion de Cercle, il faut en accepter l’idée. Vu du dehors c’est une illusion, vu du dedans c’est un Cercle. Si l’idée de l’illusion du Cercle vous poursuit quand vous êtes entré dans le Cercle c’est que vous n’êtes pas vraiment entré.
p. 266

Là se trouve la subtilité majeure de ce roman, selon mon point de vue. Il est question de l’existence d’un Cercle, d’une appartenance à un groupe d’individus, mais un groupe où chaque membre s’y trouve en vertu de spécificités qui ne se reconnaissent pas chez les autres, hormis peut-être le « prétexte » d’aimer les oiseaux. C’est en quelque sorte un regroupement de farouches solitaires. Ainsi le Cercle existe, mais repose sur des critères d’appartenance qui n’existent pas, ou qui ne sont pas reconnus ou même visibles depuis l’extérieur.
J.S.

Nachtergall me redit :
Votre histoire est improbable, mais il me semble que vous êtes bien là.
Puis :
Les hommes aiment les histoires, ils s’inventent des histoires, ils ne peuvent pas faire autrement.
Puis :
Ne restez pas debout.
Prenez place.
p. 294

Ce sont les derniers mots du roman. Léo Vogel, le narrateur, est invité à intégrer le Cercle, il est jugé à même de vivre l’instant présent, à même de comprendre ce que vivent les oiseaux : le seul instant présent.
J.S.