Zarathoustra

Point de vue sur « Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche

J’ai si souvent entendu parler de ce livre sans pouvoir m’en faire une opinion. C’est tout d’abord une lecture très ardue. Le style — forgé sur la façon dont un prophète assène ses vérités en descendant de la montagne de ses retranchements — est parfois lourd et répétitif. C’est par excellence Le livre qui tombe des mains. En effet, c’est une lancinante poésie épique, mais je suis allé jusqu’au bout, comme à mon habitude… pour m’aviser qu’il est d’une grande beauté et d’une grande profondeur. Mais sans doute seront-elles davantage perçues par les lecteurs valeureux pour qui la création est l’objet de tout amour véritable.

C’est tout un programme qui est proposé aux hommes de bonne volonté.

En effet, par la voix de Zarathoustra qui souffre des humains et qui leur préfère leurs potentialités, Nietzsche semble exhorter ceux-ci à se dépasser, à devenir des Surhommes, c’est-à-dire des hommes capables d’une autonomie maximale, d’une assurance sans faille, d’une sagesse impérieuse, d’entretenir un corps sain et un amour pour la nature… Pour y parvenir, ils devront se délester de leurs croyances, ils devront réapprendre à s’aimer eux-mêmes, à ne compter que sur leurs seules capacités, à aimer leur solitude, à fuir les places publiques qu’attirent les foules, les illusionnistes et les prédicateurs de tous bords.

Nietzsche remet en question nos errements inéluctables lorsque l’on cherche à se mettre au service ou au diapason du prochain. Dans la bouche de Zarathoustra, la pitié y est révélée comme une valeur dépassée, un mépris et une faiblesse. Il prévient que la quête du surhomme est périlleuse : « …plus tu t’élèves, plus tu parais petit à l’œil de l’envie. Mais celui qui vole est celui qu’on hait le plus ». La lucidité des hommes créateurs se doit d’être optimale, ils doivent savoir que grandir c’est oser l’échec, c’est dépasser les langages anciens, c’est supplanter leurs propres créations en les combattant en vue de nouvelles…

Le désespoir y est présenté comme louable, car il est en réalité une insoumission face aux arrangements mensongers et à toute fourbe modestie. Cette exigence vers des buts élevés ne doit cependant pas empêcher ces hommes de rire, de jouir des bienfaits de la vie, de danser… chaque jour.

Enfin, Nietzsche laisse entrevoir sa notion de l’« éternel retour » : « …toutes les choses reviennent éternellement et nous-mêmes avec elles, […] nous avons déjà existé une infinité de fois, et toutes les choses avec nous », ce qui exclut la croyance en un « arrière-monde », inintelligible, et nous maintient dans la transparence de la seule réalité immanente.

Plus importante que le bonheur, la réalisation d’un œuvre tout entier doit importer pour ces hommes nouveaux que Zarathoustra appelle de tous ses vœux. C’est pour cela que ce livre me semble s’adresser d’abord aux créateurs ; aux créateurs capables de se laisser dépasser par leur œuvre même, et comme après avoir chéri leur enfant de TOUT leur amour, ils aspirent à ce que celui-ci les devance.

Bref, c’est à un véritable « salut par la volonté », à un affranchissement obtenu par l’entremise d’un égoïsme créateur que Zarathoustra veut voir vivre les hommes de demain, où « aucun dieu n’est plus spectateur ».

On comprend pourquoi ce livre a fait et fait toujours l’effet d’une bombe dans notre société judéo-chrétienne agonisante. On comprend également que ces notions de surhomme ne correspondent en rien à ce qu’a voulu en tirer le national-socialisme d’Hitler.

José Strée, le 10 janvier 2019

 

Extraits choisis :

 

Ainsi parlait Zarathoustra

Friedrich Nietzsche

Traduit par Marthe Robert

Éditions 10/18, Christian Bourgeois, Dominique de Roux

« Ainsi parlait Zarathoustra » aurait été écrit entre 1883 et 1885.

 

J’aime celui qui ne veut pas trop de vertus. Il y a plus de vertu dans une seule que dans deux […]

p. 14

 

J’aime celui dont l’âme se gaspille, qui ne veut pas de merci et ne rend rien : car il donne toujours et ne veut pas se conserver.

J’aime celui qui a honte quand le dé tombe en sa faveur et qui se demande : Suis-je donc un tricheur ? — car il veut aller à sa perte.

p. 14

 

Malheur ! Le temps viendra où l’homme n’enfantera plus d’étoile. Malheur ! Le temps viendra du plus misérable des hommes, de l’homme qui ne peut plus lui-même se mépriser.

p. 16

 

Mes yeux se sont ouverts : j’ai besoin de compagnons, de compagnons vivants, non de morts et de cadavres que je porte avec moi où je veux.

Il me faut des compagnons vivants qui me suivent parce qu’ils veulent se suivre eux-mêmes — et là où je veux.

p. 21

 

Voyez les fidèles de toutes croyances ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables de valeurs, le destructeur, le criminel — mais c’est celui-là qui crée.

p. 21

 

Je veux me joindre à ceux qui créent, récoltent et célèbrent leur fête : je leur montrerai l’arc-en-ciel et tous les escaliers qui montent vers le Surhomme.

p. 22

 

 

Souffrance et impuissance — voilà ce qui a créé tous les Au-Delà, et ce bref délire du bonheur que seul connaît celui qui souffre le plus.

p. 30

 

Mon Moi m’enseigna une nouvelle fierté que j’enseigne aux hommes : ne plus se cacher la tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement, en-tête terrestre qui crée le sens de la terre.

p. 31

 

Ce sont des malades et des moribonds qui ont méprisé le corps et la terre, qui ont inventé le ciel et les gouttes de sang qui rachètent ; mais même ces poisons doux et sombres, c’est encore au corps et à la terre qu’ils les ont pris !

p. 31

 

Il y eut toujours beaucoup de gens malades parmi ceux qui inventent et cherchent Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui cherche la connaissance, et la plus jeune de toutes les vertus qui s’appelle : loyauté.

p. 32

 

Je les connais trop bien ces hommes qui sont à la ressemblance de Dieu : ils veulent qu’on croie en eux et que le doute soit un péché.

p. 32

 

Mais celui qui est éveillé, celui qui sait, dit : « Je suis corps absolument, et rien d’autre ; et âme n’est qu’un mot pour désigner une qualité du corps. »

p. 32

 

Je ne pourrais croire qu’à un dieu qui saurait danser.

p. 39

 

Fuis, mon ami, dans ta solitude ! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes et meurtri par le dard des petits.

p. 48

 

Où cesse la solitude commence la foire, et où commence la foire commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses.

p. 48

 

Le peuple comprend mal ce qui est grand, c’est-à-dire ce qui crée. Mais il a le sens de tous les représentants, de tous les comédiens des grandes choses.

p. 48

 

Tout ce qui est grand s’écarte de la foire et de la gloire : loin de la foire et de la gloire habitent depuis toujours les inventeurs des nouvelles valeurs.

p. 49

 

Vous vous empressez auprès de votre prochain et vous avez de belles paroles pour cela. Mais je vous le dis : votre amour du prochain est votre mauvais amour de vous-mêmes.

p. 56

 

Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et il suffit que vous soyez cinq pour qu’un sixième doive toujours mourir.

p. 57

 

Libre de quoi ? Qu’importe à Zarathoustra ! Mais ton regard doit m’annoncer clairement : libre pour quoi ?

p. 59

 

Tu obliges beaucoup de gens à changer d’opinion sur toi ; ils le portent durement à ton compte. Tu t’es approché d’eux, mais tu as passé ton chemin : ils ne te le pardonneront jamais.

Tu les dépasses : mais plus tu t’élèves, plus tu parais petit à l’œil de l’envie. Mais celui qui vole est celui qu’on hait le plus.

p. 59

 

Solitaire, tu suis le chemin de celui qui aime : c’est toi que tu aimes et c’est pourquoi tu te méprises, comme seuls ceux qui aiment savent mépriser.

p. 60

 

Va à ton isolement, mon frère, avec tes larmes. J’aime celui qui veut créer au-dessus de lui et ainsi va à sa perte.

Ainsi parlait Zarathoustra.

p. 60

 

C’est mal payer un maître que de rester seulement son élève.

p. 73

 

Je prends de nouveaux chemins, je reçois un nouveau langage ; comme tous les créateurs, je suis las des langages anciens.

p. 78

 

Hélas, ô hommes, dans la pierre sommeille une statue, la statue de mes statues ! Hélas, pourquoi faut-il qu’elle dorme dans la plus dure, dans la plus laide des pierres !

p. 82

 

Mais j’ai souffert et je souffre avec eux [les prêtres] : à mes yeux ils sont prisonniers et portent une marque. Celui qu’ils appellent Sauveur les a mis aux fers.

Aux fers des valeurs fausses et des paroles illusoires ! Ah, puisse venir quelqu’un qui les sauve de leur Sauveur !

p. 85

 

Pour que je croie en leur Sauveur, il faudrait qu’ils me chantent de meilleurs chants : et que ses disciples aient un air plus délivré !

p. 86

 

Mais la voix de la beauté parle bas : elle ne fait que se glisser dans les âmes les plus éveillées.

p. 87

 

Quelle que soit la chose que je crée et de quelque façon que je l’aime, bientôt je dois devenir son ennemi et l’ennemi de mon amour : ainsi le veut ma volonté.

p. 108

 

Hélas ! Il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont seuls à avoir rêvées !

Surtout au-dessus du ciel : car tous les dieux sont des images de poète, un héritage capté par les poètes !

p. 120

 

…j’ai cessé de croire aux « grands événements » dès qu’autour d’eux il y a beaucoup de cris et de fumée. […] Les plus grands événements, ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais nos instants les plus silencieux.

p. 123

 

Aimez si vous voulez votre prochain comme vous-mêmes — mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes !

p. 162

 

…ce qui a son prix a peu de valeur.

p. 192

 

Désormais, ce qui vous fera honneur ne sera pas votre origine, mais votre but ! Votre volonté et votre pas qui vous dépassent vous-même — que ceci soit votre nouvel honneur.

p. 192

 

Vouloir délivre : car vouloir c’est créer : c’est là ce que j’enseigne. Et vous ne devriez apprendre que pour créer !

p. 195

 

Et qu’il soit perdu pour nous, le jour où nous n’avons pas dansé ! Et qu’elle soit fausse pour nous, la vérité que n’accompagne pas un éclat de rire !

p. 199

 

…toutes les choses reviennent éternellement et nous-mêmes avec elles, […] nous avons déjà existé une infinité de fois, et toutes les choses avec nous.

p. 209

 

Qu’importe le bonheur […], il y a longtemps que je n’aspire plus au bonheur, j’aspire à mon œuvre.

p. 223

 

N’avoir pas de société du tout, cela aussi gâte les bonnes mœurs.

p. 230

 

Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup à moitié !

p. 235

 

Je suis Zarathoustra l’impie, qui demande : « Qui est plus impie que moi, afin que je me réjouisse de son enseignement ? »

p. 245

 

« Enlevez-nous ce Dieu ! Plutôt pas de Dieu du tout, plutôt faire son destin à sa tête, plutôt devenir fou, plutôt être soi-même Dieu ! »

p. 247

 

… — qu’elle vienne d’un dieu, qu’elle vienne de l’homme : la pitié est une offense à la pudeur. Et ne pas vouloir aider peut être plus noble que certaine vertu qui s’empresse de secourir.

Or chez les petites gens, cette pitié passe aujourd’hui pour la vertu même : — ils n’ont pas le respect du grand malheur, de la grande laideur, du grand échec.

p. 250

 

Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est au-dessus de la pitié.

p. 251

 

… seul celui qui agit apprend.

p. 252

 

… il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, […] bien donner est un art, la dernière et la plus perfide virtuosité de la bonté.

p. 254

 

…seul celui qui sait où il va sait aussi quel est son bon vent et le vent propice à son voyage.

p. 254

 

Garde tes habitudes, excellent homme, mâche tes graines, bois ton eau, fais l’éloge de ta cuisine : pourvu qu’elle te rende joyeux !

p. 269

 

« Hommes supérieurs — ainsi parle la populace en clignant de l’œil — il n’y a pas d’hommes supérieurs, nous sommes tous égaux, un homme est un homme, devant Dieu — nous sommes tous égaux ! »

Devant Dieu ! — Or voici que ce dieu est mort. Mais nous ne voulons pas être égaux devant la populace. Hommes supérieurs, éloignez-vous de la place publique !

p. 270

 

Vous avez désespéré, en cela vous méritez le respect. Car vous n’avez pas appris la manière de vous soumettre, vous n’avez pas appris les petites ingéniosités.

C’est qu’aujourd’hui les petites gens sont devenus les maîtres : ils prêchent tous les soumissions et la modestie et l’ingéniosité et l’application et les égards et le long et caetera des petites vertus.

p. 271

 

Avez-vous du courage, ô mes frères ? Êtes-vous intrépides ? Non pas le courage qu’on a devant témoins, mais le courage du solitaire et de l’aigle dont aucun dieu n’est plus le spectateur.

p. 272

 

Pour moi, vous ne souffrez pas encore assez ! Car vous souffrez de vous, vous n’avez pas encore souffert de l’homme. Vous mentiriez si vous disiez le contraire ! Vous tous, vous ne souffrez pas de ce dont j’ai souffert.

p. 273

 

Et gardez vos raisons secrètes ! […] Ce que la populace a jadis appris à croire sans raisons, qui pourrait le lui renverser — par des raisons ?

p. 274

 

Méfiez-vous aussi des savants ! Ils vous haïssent*: car ils sont stériles ! Ils ont les yeux froids et secs, devant eux tous les oiseaux sont déplumés.

* les créateurs, les hommes supérieurs.

p. 274

 

Si vous voulez monter haut, servez-vous de vos propres jambes. Ne vous faites pas porter en haut, ne vous asseyez pas sur le dos et la tête des autres !

Mais toi, tu es à cheval ? Tu vas maintenant au galop vers ton but ? Bien, mon ami ! Mais ton pied paralysé est à cheval aussi !

Quand tu seras au but, quand tu sauteras de ton cheval — c’est justement sur ta hauteur, homme supérieur, que tu iras trébucher !

p. 274

 

Vous qui créez, ô hommes supérieurs ! On n’accouche que de son propre enfant.

Ne vous en laissez pas conter, ne croyez rien ! Qui est donc votre prochain ? Et si vous agissez « pour le prochain » — ce n’est sûrement pas pour lui que vous créez !

Perdez donc l’habitude de ce « pour », ô créateurs : votre vertu veut justement que vous ne fassiez aucune chose avec des « pour » et des « afin » et des « parce que ». Bouchez-vous les oreilles pour résister à ces petits mots perfides.

Le « pour le prochain » n’est que la vertu des petites gens [..] — ils n’ont ni le droit ni la force d’aspirer à votre égoïsme.

Dans votre égoïsme, ô créateurs, il y a la prévoyance et la prudence de la femme enceinte ! Ce que personne n’a jamais vu de ses yeux, le fruit : c’est lui que protège et ménage et nourrit tout votre amour.

Là où se trouve tout votre amour, dans votre enfant, là est aussi toute votre vertu ! Votre « prochain » est votre œuvre, votre volonté : ne vous laissez pas mettre en tête de fausses valeurs !

p. 275

 

Dans la solitude pousse ce qu’on y apporte, même la bête intérieure. De telle sorte que pour beaucoup, la solitude est à déconseiller.

Y eut-il jamais sur la terre quelque chose de plus sale que les saints du désert ? Autour d’eux, le diable n’était pas seul à se déchaîner — il y avait aussi le cochon.

p. 276

Stylite XIV, Four papier, 61 x 28 x 19 cm, 2016

Stylite XIV, Four papier,
61 x 28 x 19 cm, 2016