Point de vue

 

Besoin pressant de faire le point. Encore. Mais pourquoi cette nécessité ? Lancinante. Qu’est-ce qui m’empêche de vivre sans la caution d’une direction préalablement choisie ? De vivre « innocemment » ?

Y a-t-il une peur sous-jacente ? Sans doute.

Peur de me tromper ? Mais par rapport à qui ? Par rapport à quoi ? Depuis une année environ, je souscris aux thèses si saines d’Épicure grâce à la lecture de « De la nature » de Lucrèce qui nous les a rapportées. Ce n’est donc pas par rapport à Dieu, à des dieux, à un hypothétique arrière-monde que je crains de faire fausse route. Par rapport à la société, à la famille…? Pas plus, car je suis suffisamment libre de penser et d’agir comme je l’entends — ce que je conçois bien comme un immense privilège eu égard à bien des hommes de pensée des temps passés, martyrisés pour leurs visions des choses —. Par rapport à mes propres exigences alors ? Sans doute. Qu’est-ce qui expliquerait cette insatisfaction ressentie comme toute personnelle, ce besoin insatiable de jouir d’une ligne de conduite, de savoirs culturels et de connaissances diverses, et cela depuis des décennies à présent ?

Aujourd’hui, un livre me tombe des mains : « Sapiens » de Yuval Noah Harari. Une amertume me monte à la gorge. Dans le chef de cet auteur, avoir consacré tant de temps à lire, réfléchir, observer l’histoire de l’humanité, tant d’efforts à livrer ses points de vue, et qu’en dernière analyse le lecteur exigeant (que je pense être) juge inappropriés, inconvenants même.

Un besoin furieux de marcher dans la nature qui enlumine mon village me vient à l’esprit.

De ce temps-ci, je suis dans un état d’esprit où excepté le spectacle de mère Nature, plus grand-chose ne semble exercer sur moi de fascination. En tout cas, rien n’a plus d’importance qu’une autre chose. Je ressentais déjà cela avant que survienne mon accident cardiaque de décembre. Comme je pressentais par des signes avant-coureurs la nécessité de devoir m’abandonner aux soins de la médecine dans un temps proche, sans doute étais-je en train de ne plus accorder de priorité à quoi que ce soit. Enfin, quand je dis que rien n’avait plus d’importance, je ne dis pas la vérité. Être « totalement » libre, était à ce moment et l’est toujours (maintenant que la chirurgie a prolongé mon sursis) quelque chose de prioritaire pour moi. Sentant ma vie et mon avenir menacés, je m’accordais bizarrement sur l’urgence d’en vivre ce qui me semblait avoir le plus de stature : détenir la perception la plus lucide possible de l’existence, non seulement de mon existence, mais de celle de l’humanité tout entière. Je songeais, curieusement, à détenir, non pas la vérité — comment y croire ? — mais le point de vue le plus aiguisé possible, la jubilation de percevoir depuis un point élevé, sans me trouver dans la mêlée, mes frères humains en train de sombrer… alors que je sombrais moi aussi. Quand on meurt, c’est le monde tout entier qui meurt.

« Qui habite partout n’habite nulle part », écrit Martial dans l’un de ses épigrammes. De mon point de vue (oui, je ne me suis pas encore débarrassé de cette affliction), habiter un lieu ce n’est pas au sens physique habiter une localité distinctive, mais vivre dans un état d’esprit mobile, acquis grâce à une vie de réflexion, de création, d’expériences diverses. Paradoxalement, n’est-ce pas une errance sans fin que de s’en tenir à une vision donnée concernant la vie ? Je pourrais tout aussi bien accepter de m’en tenir à une vision changeante, au gré du temps, des événements et des rencontres, mais je ne sais m’y résoudre.

Ce besoin d’élaborer des « points de vue », pourtant toujours fragmentaires, a été ravivé hier et ce matin en lisant Harari. Je me suis laissé gagner par ses premières thèses habiles, puis le doute s’installa quant à leur véracité. Sa Brève histoire de l’humanité me semblait filtrée par un point de vue, justement, un point de vue  « impérialiste », présentant un avenir où les technologies seraient le « passage obligé » vers « le » but de l’existence humaine, où un gouvernement mondial serait l’unique issue… C’est là, à mi-volume, que j’abandonnais la lecture. Harari semble bien disposer d’une vision, péremptoire, qui cautionne en quelque sorte le capitalisme, le libéralisme, la recherche technologique et par voie de conséquence, entraîne l’exploitation des ressources naturelles, la destruction de l’environnement comme une phase inévitable de l’évolution de l’homme. Songeant que ce point de vue émanait d’un professeur d’université, que les nombreuses études et lectures, les multiples confrontations d’éléments culturels et sociaux, le temps conséquent passé à analyser cette humanité… et, ce promontoire atteint, ayant entraîné l’édition la plus large, ce point de vue m’apparaissait mal fondé, erroné, discutable, réfutable…

Vouloir circonscrire un point de vue m’apparaissait soudain comme un programme, que j’associais au mythe de Sisyphe, une entreprise tel un châtiment infligé à soi-même. Sans doute vaut-il mieux se garder de gagner quelque panoptique que ce soit, et se satisfaire de l’immanence qui règne souverainement au raz du sol.

Il m’apparaît soudainement que bien vivre, dans le temps offert, consiste humblement à cheminer dans le monde donné. Mais si la philosophie, les sciences, les opinions, les croyances, les avis contradictoires… font partie aujourd’hui du monde donné — tant l’accessibilité aux connaissances est aisée —, vivre innocemment est-il encore possible aujourd’hui ?

Reste la création où nous pouvons nous exposer (nous mettre en danger donc), nous fourvoyer, échouer*, risquer, tout simplement, sans possibilité aucune de « corriger » la direction. Créer n’est-ce pas risquer ? La sagesse, la vision intellectualisée et la connaissance même ne sont-elles pas les plus importants facteurs de stérilité ?

Alors à présent, pour conclure cette journée : marcher ou gagner l’atelier ?

José Strée,

le 13 février 2020

 

Trois jours plus tard, sur un post-it traînant sur mon bureau, je pouvais lire « Le créateur qui devient transparent à lui-même ne crée plus : se connaître, c’est étouffer ses dons et ses démons. »
Cioran, Le Mauvais démiurge, 1969, in Quarto Gallimard 2015

 

* Il était le premier à admettre qu’être un artiste est échouer, comme nul autre n’ose échouer, que l’échec constitue son univers”.

Samuel Beckett à propos du peintre Bram Van Velde, in L’art contemporain, Isabelle de Maison Rouge, Édition Le Cavalier bleu, 2009, p. 79