Du transcendant à l’immanent

 

Vegetalis XVI, Four papier, 56 x 20 x 21 cm, 2018

Vegetalis XVI, Four papier,
56 x 20 x 21 cm, 2018

 

Qu’advienne une sécession qui rematérialise le monde, le réenchante, le revivifie — loin de tout ce qui, depuis cent ans, consacre le triomphe de la pulsion de mort, de l’odeur fade des boucheries, âcre des charniers, écoeurante des carnages, en remède, justement, à toutes ces catastrophes pourvoyeuses des cimetières annoncés par les corps de Klimt.

Michel Onfray, L’archipel des comètes ; Journal hédoniste III, Éditions Grasset & Fasquelle, 2001, p. 46

 

La relecture de cette phrase résonne en moi de façon vive ce matin. Que suis-je en train de rechercher dans l’atelier de sculpture depuis des mois, sinon cette proclamation de la vie, matérialisée par des dizaines de pièces d’inspiration végétale ? Croissance, force, diversité, démultiplication, embranchement, élévation, étagement, aspiration vers la lumière, vigueur, affirmation… Quel contraste avec mes gravures en manière noire de mes débuts !

Je me rends compte que je suis passé du transcendant à l’immanent, en l’espace d’une vie, en quarante ans tout au moins. Ce qui m’attirait jadis était le plus souvent sombre, profond, mystérieux, secret, occulte. Aujourd’hui, cette attirance en somme spirituelle est devenue matérialiste, au sens moniste du terme : un seul monde existe, celui-ci. Je ressens l’urgence de l’apprécier tel qu’il se manifeste, sans plus aucune attente, sans appel à quoi que ce soit d’autre. Mes aspirations à accéder à l’ « arrière-monde » (comme le qualifia Nietzsche), de fusionner avec d’éternelles puissances, de projeter de vivre de nouvelles expériences en un au-delà hypothétique… se sont évanouies, graduellement au fil des ans. Mes lectures, depuis quelques années y ont contribué puissamment ; des philosophes hédonistes, des penseurs matérialistes, des libres-penseurs (Leucippe, Démocrite, Épicure, Aristippe, Lucrèce, Julien de Samosate, Khayyâm, Montaigne, La Mettrie, Meslier, Thoreau, Nietzsche, Cioran, Onfray, Soler…) ont modifié de fond en comble ma relation à la vie même.

Cette transcendance à laquelle j’étais attaché, relevait — je n’en doute guère — de ma culture judéo-chrétienne, sans pour autant que mon milieu d’existence familial et sociétal m’y ait réellement poussé. Aujourd’hui, je comprends que mes aspirations métaphysiques ont été induites par les mythes inoculés à doses massives dans la civilisation occidentale par les croyances ancestrales (préhistoriques, égyptiennes, judaïques, grecques, chrétiennes…) et par certaines philosophies de la Grèce antique (pythagorisme, idéalisme, platonisme, aristotélisme, dualisme, stoïcisme… ) recyclées par la chrétienté et mises en avant par les universités du Moyen Âge à nos jours. C’est du moins ce que je pense à présent. C’est de ces préceptes qu’étaient nés en moi ces désirs, ces sentiments d’incomplétude ressentis du fait simple et suffisant d’être au monde.

Une lecture verticale du monde a dominé l’histoire de notre civilisation occidentale, réduisant tout à deux possibilités : l’ici-bas et le céleste, ou, la matière du monde et le ciel des idées. Comment s’inscrire d’une autre manière dans l’existence quand tout semble présenté de la sorte ? La sensibilité individuelle jumelée à l’esprit critique, et à la soif de connaissances physiques, astronomiques et philosophiques m’ont graduellement rendu possible une autre compréhension de la vie, une approche moniste, pour le coup. En effet, pour le matérialiste que je suis devenu, le monde et tout ce qui naît en moi ne sont en fait que mécaniques, la transcendance n’est plus qu’une construction de l’esprit, un fruit de l’imagination, une attente sans plus. Nul transport dans un « autre monde » que dans celui des sens n’est envisageable. S’il y a bien pour moi du sublime dans mon expérience vécue, il est radicalement immanent, c’est-à-dire existant de lui-même, sans support immatériel.

Qu’advienne une sécession qui rematérialise le monde, le réenchante, le revivifie…, cette assertion de Michel Onfray à partir de laquelle le désir d’écrire s’est actionné pour moi ce matin, me pousse à affirmer cette dissidence ressentie comme nécessaire d’avec la plupart de mes pratiques esthétiques antérieures, mais également avec une part des productions artistiques contemporaines qui nous entretiennent dans du sordide, du sidérant, de l’écrasant, du désappointant, du désolant… Rematérialiser le monde par le biais de la création artistique, je l’envisage à présent comme une affirmation de célébration du vivant. Me plonger dans l’hypothétique par des créations symboliques, ésotériques comme je l’ai fait par le passé, ou dans le cynique, comme le pratiquent certains de mes contemporains m’apparait impropre à mener une vie créative stimulante et authentique. Les pulsions de mort comme Onfray les perçoit dans les œuvres symbolistes de Gustav Klimt, on les trouve encore aujourd’hui par exemple, – et quand bien même la qualité créative y est indéniable – chez Abramovic, Bacon, Boltanski, Cerrano, les frères Chapman, Dumas, Fishl, Freud, Hirst, Mueck, Orlan, Orozco, Rainer, Salle, Segal, Sherman, Toscani…

Un souci de congruence me happe en ces temps de ma vie, entre ce que je découvre et apprécie au plan philosophique et ce que je tente de créer dans l’atelier. S’il en a toujours été, en fait, il se trouve qu’aujourd’hui s’ouvre pour moi un temps voué à un alléluia immanent en lieu et place d’un miséréré de compassion.

José Strée, le vendredi 11 décembre 2020