Interview de José Strée

par Camille Royer (dans le cadre d’un travail de fin d’études)

Quelle serait votre définition de l’art ?

L’art tel que je le conçois ne doit pas être utile, ne doit pas servir à nous affecter par la peine ou le plaisir, ne doit pas s’adresser à notre sympathie, ne doit pas faire partie intégrante de notre entourage…

L’architecture, le design, la décoration, l’ornement, la chanson, le divertissement, la télévision… sont des domaines qui prétendent ressortir de l’art, mais qui n’en sont que l’expression de l’usurpation. L’art est pour moi une quête qui n’a d’autre intérêt que de nous apprendre à nous rendre disponibles à ce qui vient de loin (infini, invisible, in-maîtrisable, inconnaissable, intouchable, incompréhensible…). En somme, l’art est au-delà de l’art. L’œuvre est un seuil, le seuil d’un processus spirituel et mental, elle ne peut être un objet ou une fin en soi.

 

Quelles fonctions l’art peut-il avoir chez une personne ? Que cela peut-il lui apporter sur le plan personnel et psychologique selon vos connaissances ?

La question de la fonction de l’art me contrarie toujours, sachant ce que je viens d’énoncer. Nulle fonction pour l’art, selon moi, sinon celle d’être un catalyseur, c’est-à-dire une activité qui provoque un processus, ou un processus qui provoque une activité sans fonction attendue.

Les personnes qui optent pour cette voie (elles sont très rares) sont les véritables artistes. Elles n’en sont pas rendues meilleures pour autant, simplement elles sont capables d’ouvrir en elles des potentialités, d’aiguiser leur état de conscience, de dialoguer avec ce qui les dépasse, de ne pas succomber à quelque production que ce soit, ainsi qu’aux recettes…

 

Que pensez-vous de l’utilisation de l’art avec des personnes dites « en marge de la société » ? Et plus particulièrement avec des personnes handicapées ?

C’est un secteur qui me passionne depuis longtemps (art brut, apports de Jean Dubuffet et Jean Paulhan, collection du Dr Guislain à Gand, Musée de l’art brut à Lausanne, la Collection de l’Aracine au Musée LaM à Villeneuve-d’Ascq, La Fabuloserie à Dicy en Bourgogne… tous lieux que j’ai visités). L’utilisation de l’art, comme vous dites, n’est pas le terme le mieux choisi. Les personnes les plus remarquablement singulières de « l’art hors les normes » n’ont pas attendu qu’un personnel bienveillant favorise la réalisation de créations plastiques. Elles avaient cela en elles, elles cachaient leurs réalisations faites d’expédients et n’étaient animées d’aucun souci de monstration. L’exposition est un concept qui leur échappe le plus souvent, c’est quelque chose de normé par la civilisation. Qu’aujourd’hui on mette à leur disposition des moyens de création est une chose salutaire, bienfaitrice, à condition de ne pas avoir la mainmise sur leurs créations, et qu’on ne projette pas de les exposer a priori, ou les montrer comme cela est souvent fait, contre leur volonté.

 

Nous avons parlé de l’apport de la pratique artistique plus haut. Quel apport peut avoir l’art auprès de ce type de public selon vous ?

Je pense qu’il n’est pas souhaitable de former, d’imposer des procédures techniques, des tours de main… Par contre, emmener ce type de public dans des expositions ou des musées diversifiés, ce me semble être très favorable. Dessiner, sculpter, peindre en leur compagnie également. La réalisation artistique étant un seuil, comme énoncé plus haut, il convient d’après moi que ce soit le seuil d’une porte qu’ils ont choisi eux-mêmes d’ouvrir.

Je ne m’y entends pas dans la psychologie ni dans les soins divers apportés à ces personnes, mais je pense que la pratique libre de la créativité est une source de bienfaits, quand bien même cette source semblerait ténébreuse ou incompréhensible.

 

Avez-vous déjà entendu parler de / participé à une activité artistique avec des personnes porteuses d’un handicap ? Développez.

Bien sûr, il y a des centres comme le Créahm et le MADmusée à Liège, Art et Marges à Bruxelles, des institutions psychiatriques dans diverses villes de Belgique qui font la part belle à la créativité dans les activités avec des personnes handicapées. Je n’ai cependant jamais participé à des animations dans ce segment de l’éducation.

 

Une personne handicapée ou un collectif de personnes handicapées sont-elles en mesure de « faire de l’art »/de « créer une œuvre » selon vous ? Pourquoi ?

Selon moi, une œuvre d’art est une affaire absolument personnelle. Je ne crois pas que l’on puisse faire l’art — comme je l’ai défini ci-dessus — en groupe, tout comme la multiplication par des moyens techniques mis à disposition de personnes présentant un handicap ne me semble pas appartenir à l’art, mais à l’artisanat, au divertissement, à l’encadrement. Comme le philosophe Walter Benjamin l’a défini, il y manquerait le hic et nunc (en latin : sur-le-champ, dans l’instant et le lieu même).

« Faire de l’art » n’est certainement pas le terme approprié, car dès lors que l’on se place dans l’optique d’une réalisation utilitaire, on dévie de la voie fondamentale de la création authentique, qui selon moi est une attente (suivie d’une concrétisation), plutôt qu’une réalisation en attente d’un quelconque succès, ou un quelconque dessein autre que celui de créer quelque chose qui vaille la peine d’être fait pour lui-même.

 

Dans un cadre social, pensez-vous qu’il est important de pousser une personne à se dépasser dans une activité artistique ? Dans le sens ou le but est d’accomplir une œuvre ? Ou pensez-vous qu’il est possible de valoriser la personne sans passer par un certain aboutissement artistique ?

Se dépasser par rapport à soi-même, sans doute. Encore qu’on ne peut guère parler d’évolution dans l’art dont je vous parle. Une création surpasse-t-elle une autre ? Ce sont les critères posés a posteriori qui font dire que telle œuvre est plus aboutie qu’une autre, et ces critères n’ont pas ou que peu de valeur par rapport à l’expérience conduite par l’artiste au moment et dans le lieu de sa création.

Dans le cadre social (lequel ?) il n’est pas possible selon moi d’atteindre l’art, tout au plus, ce cadre peut-il favoriser par des exemples ou des exercices des tours de main, de faire prendre conscience de concepts, d’élargir la question relative à la création. Dès l’instant où l’on recommande des pratiques pour que l’apprenant s’inscrive dans une voie de création, on l’influence et on le détourne probablement pour longtemps de la voie artistique qui l’a attiré.

La valorisation de la personne est une notion problématique. Le dosage est toujours imparfait. Si vous encensez, c’est dommageable, car ensuite, la personne cherche à reproduire cette satisfaction de l’égo ; si vous n’encensez pas un tant soit peu, vous provoquez une source d’insatisfaction, voire de rébellion, réactions qui détournent la personne de l’objectif initial : recueillir, créer, savourer (ou non) le phénomène qui s’est produit dans le lieu et l’instant choisi pour vivre ce moment.

 

L’art peut-il créer du lien entre la personne qui est animée et celui qui anime (l’éducateur) ? Développez.

Certainement. Mais ce lien peut être aussi bien nocif que bénéfique. L’éducateur doit être le plus transparent possible afin de favoriser l’émergence chez la personne de cette satisfaction et de cette difficulté. Si l’éducateur est trop présent, la satisfaction d’avoir concrétisé par soi-même une « chose » artistique devient moindre que si la personne parvient dans la solitude à faire émerger quelque chose sans conditionnement et sans aide.

Une personne « animée » est une curieuse expression. On est animé par la vie, par des phénomènes dont l’esprit ne peut — malgré les sciences — mesurer la complexité et le mystère. On est encadré, épaulé, soutenu… mais certainement pas animé par quiconque.

Comme un bon médecin, l’animateur doit se faire oublier, doit se rendre dispensable. Sa « victoire » adviendra lorsque la personne conduira sa démarche créatrice d’elle-même, sans aucune béquille, et sans attendre de correspondre à quoi que ce soit.

 

José Strée

16 décembre 2015

streejose@gmail.com

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