L’objet de ce texte sous la forme d’une mise au point n’a d’autre fin que de circonscrire avec le plus de justesse qu’il m’est possible la validité de deux mots : art et spectacle.
Son origine se trouve dans la lecture de cette phrase :
Le projet de Guy Debord* est simple : là où il y a spectacle, autrement dit aliénation, séparation d’avec soi-même, perte de liberté et de pouvoir dans, par et pour une fiction qui représente, il veut la réconciliation, la totalité, la reprise en main de soi, par soi.
Michel Onfray, L’autre pensée 68, p. 324
La judicieuse métaphore de Guy Debord a bien entendu ses limites et ses contradictions. Le mot spectacle est un terme lié aux arts, non à la vie (naturelle). Un spectacle est une représentation donnée, une comédie. Bien entendu, on parle parfois du spectacle de la nature, mais c’est un détournement du mot auquel on assiste. La nature ne fait pas de « comédie », elle est, et n’attend pas un public. Le mot « spectacle » est bien sûr attaché au concept de vision, de scène (en anglais, paysage se dit « scenery »). Dans tous les cas, il signifie « image ». L’image est un transfert du réel, elle n’est pas le réel. Elle est une représentation fixe, animée ou affaiblie (elle pourrait n’être que reflet, imitation). Elle est donc à même de tromper, d’orienter vers un ailleurs, de symboliser, de projeter, d’entretenir des chimères, d’enfumer, d’entretenir le faux…
Sous la plume de Guy Debord, dans son livre La Société du spectacle, la société occidentale conditionnée par le capitalisme y est assimilée comme appartenant à un spectacle, bref, une rouerie. Il y soutient que l’intérêt vénal de quelques-uns passe avant l’avantage de chacun, que la séparation d’avec soi-même s’y manifeste de façon constante. L’individu s’y trouve perturbé, n’ayant plus la possibilité de se prendre en main, tout abusé qu’il est par la mainmise de cette société sur sa liberté de choisir ses priorités existentielles, de penser par lui-même, de construire par lui-même sa vision du monde, son devenir et son bonheur.
J’en reviens à la comparaison avec le monde des arts d’où est issu le mot spectacle, du latin « spectaculum », ce que l’on regarde (ce que l’homme observe). L’art est associable à un état d’incomplétude, en effet, il ne peut rivaliser avec le réel. « L’art n’est tel que par ce qui lui manque pour devenir réalité ».** Ontologiquement, l’art est séparation, il est une production, un artifice, un artefact*** non pas destiné forcément à tromper l’observateur — comme semble unilatéralement le soutenir Debord —, mais à proposer métaphoriquement un univers qui finit par modifier le regard sur ce qu’il est donné de vivre dans le monde réel. L’art, dans ce sens ne « distrait pas », ne détourne pas, mais ramène à soi, favorise une union avec soi-même, un consentement, une acceptation de soi-même au monde. Pour maints plasticiens, la rencontre de formes d’art particulières renforce ou réoriente leurs voies de création. Pour mains amateurs d’art — sans songer à acquérir — la fréquentation des œuvres excite leur curiosité et leur fournit l’occasion d’apprécier la diversité des propositions et des talents, comme on reste interdit devant une nuit étoilée. L’art, ce spectacle en somme, cette analogie avec la vie écrase moins l’homme, qu’elle ne le maintient droit au sein de l’incommensurable.
Sans art, l’existence a bien sûr été possible. Des millions d’années se sont écoulées durant lesquelles l’évolution d’un certain type de singe qui a donné l’humain s’est produite sans art. Durant ces périodes, livré à l’essentiel qui est de se maintenir en vie, l’homme n’a pas été requis par la nécessité de créer un monde parallèle au seul monde qu’il connaissait. C’est au moment de vivre en plus grands groupes, au moment où un besoin de communiquer plus, de « sur-vivre » dans un hypothétique au-delà, mais aussi de s’imposer aux autres que l’homme invente des langages multiples. Les arts plastiques peuvent voir le jour, avec leurs cortèges de transpositions vite prétendues magiques, censément dotées de pouvoirs… et de devenir des illusions, des supports pour affirmer des croyances. Là survient l’inévitable perfidie : affirmation d’un clan, d’une ethnie, d’un lieu propre, d’un roi, d’un dieu… au moyen de supposées révélations que les arts sont tenus de témoigner, d’affirmer, de sublimer…
José Strée
Le 28 novembre 2019
* Guy Debord (1931-1994) est un écrivain, théoricien, cinéaste, poète et révolutionnaire français. Il se considère avant tout comme un stratège. Son œuvre la plus connue est La Société du spectacle (1967). Il a été l’un des fondateurs de l’Internationale lettriste de 1952 à 1957, puis de l’Internationale situationniste de 1957 à 1972, dont il a dirigé la revue française.
**Antoine Chrysostome Quatremère de Qincy, Essai sur la nature, le but et les moyens de l’imitation dans les beaux-arts, Paris, 1810, p. 7.
*** Artefact : Objet façonné par l’homme.