L’œuvre dessaisie

 

 

C’est à l’œuvre d’art d’engendrer les critères, non l’inverse. Quand l’inattendu peut surgir de la matière, quand l’inconnu peut affleurer à la surface du visible, c’est l’œuvre d’art qui opère, qui fournit le précédent. La quasi-disparition du modelage en terre — ce médium si peu prisé au sein des arts contemporains, sans doute parce qu’il procède moins du concept que du ressenti, moins du faire-faire que du faire, moins de la présentation de quelque chose que de la naissance de quelque chose — apparaît comme un moyen d’expression échappant aux paradigmes dictés par le monde « classieux » des galeries de renom et des institutions. Car — on peut le déplorer —, ce sont elles qui statuent sur ce qu’est ou non une œuvre d’art aujourd’hui. La nécessité de proclamer « Ceci est une œuvre d’art !» apparaît comme une ineptie. C’est à l’œuvre de l’affirmer, par son aura. Que ce soit le monde institutionnel, derrière lequel s’élabore un système marchand, qui doive affirmer qu’une chose est une oeuvre prouve bien de quel dessaisissement l’œuvre d’art est la victime.


L’artiste a aujourd’hui, dit-on, une liberté de faire totale. Rien n’est plus inexact, dès lors que celui-ci attend de son art qu’il lui assure subsistance et reconnaissance. L’artiste qui dispose de toute liberté est celui qui vit en dehors du souci premier de monstration, qui se tient à l’écart, qui n’envisage rien de monumental, rien de social, rien de fonctionnel, rien en conformité avec les modèles et systèmes admis de son temps et de son lieu… Pour être libre, pour savoir accueillir quelque chose qui vient de loin, il faut être sans bagage, sans but défini, sans rôle à jouer.


Encombré par la connaissance des options de ses contemporains, l’artiste l’est encore par son savoir-faire. Son habileté, ses tours de main, la conscience de se savoir lié à une société… sont autant d’encombrements dans sa quête artistique, sa quête métaphysique. « L’art est la lutte d’une forme héritée contre une forme en puissance », disait Malraux. Cette forme en possibilité, forme non encore réalisée, forme nouvelle, pour l’accueillir, il faut s’être dépouillé, être sans aucune visée.


Quand l’artiste ne sait pas au juste ce qu’il engage en créant, quand il est dépassé par son œuvre, quand il sait qu’il ne répond à aucune attente au moment qu’il choisit pour se rendre disponible à la création, il se trouve alors au carrefour même de l’acte créatif, au carrefour des possibles. A contrario, quand il s’affaire à connaître ce que font ses pairs, à s’immiscer dans un circuit codifié, à entretenir une cohérence entre ses réalisations, à montrer coûte que coûte le résultat de ses options, à justifier ses postures… il entre dans le domaine stérile de la fabrication, de la redite, que les muses désertent. L’artiste en renégat dépouille alors l’œuvre de son aura.


Résister à la mode, au chic, à l’ornement, au loisir touristique, au marché… apparaît comme le gage d’une conscience métaphysique, une recherche capable d’élever, d’ouvrir, d’élargir l’accès aux questionnements essentiels que pose l’existence. L’iconoclastie systématique à laquelle on assiste au sein de ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain débouche sur une voie sans issue. Si dé-composer est une direction d’une richesse incontestable, perpétuer l’annihilation systématique des valeurs anciennes revient, au-delà de la mise en ruine, à réduire un tas de poussière à un plus insignifiant tas de poussière. « Dans vos ruines, je me sens à l’abri », disait Samuel Beckett à Cioran. Nous avons là une affirmation précieuse. L’art peut bien consister à envisager la création dans tous les sens, jusqu’à la décomposition, mais cette voie, pour être pertinente doit permettre à l’homme de se tenir debout, de se sentir préservé pour que la vie suive son cours, au sein de l’inébranlable confusion des choses.


L’histoire de l’art récent est l’histoire d’une mise en ruine de l’art, une histoire douteuse. En effet, elle est sujette à caution, car elle n’est pas allée jusqu’à l’ultime conséquence : l’abandon de l’art. Or, personne ne renonce à l’art. N’est-ce pas la preuve qu’il est un domaine sans limites, qu’il est intrinsèquement indestructible ? Primordialement, l’art exprime un commencement, mais faut-il absolument que ce soit sur une ruine qu’il se manifeste ? Le commencement ne peut-il prendre appui sur une édification toujours debout ? Le commencement doit-il attendre l’immonde pour prendre racine ? En voulant nous étonner, bien des manifestations de l’art actuel ne font que nous ressasser ce que nous ne connaissons que trop bien, ce que nous n’avons que trop vu : l’incapacité des hommes à vivre sur autre chose que des ruines.


Ce qui étonne véritablement, ce n’est pas tant ce qui est tourné vers nous, ce qui correspond à notre goût millénaire du dépérissement, mais c’est ce qui est tourné vers l’incompréhensible, l’imprévisible, l’insaisissable, l’incommunicable, d’où nous venons.


José Strée
Août 2016